Le président de la République gabonaise a-t-il le droit de créer/adhérer à un parti politique ? Esquisse d’une analyse juridique

L’actualité gabonaise est, depuis quelques semaines, marquée par un débat qui, semble-t-il, déchaîne les passions et fait couler beaucoup d’encre et de salive. Il s’agit de savoir si le Président de la République, élu le 12 avril 2025 en qualité d’indépendant, peut créer et/ou adhérer à un parti politique sans enfreindre l’article 82, alinéa 3, de la loi organique n°001/2025 du 19/01/2025 portant Code électoral en République gabonaise. Cet article dispose que « tout élu en qualité d’indépendant (…) ne peut, pendant la durée de son mandat, adhérer à un parti politique légalement reconnu sous peine d’annulation de son élection ».
Avant de prendre position sur cette question (II), il nous semble tout d’abord important de discuter certains arguments qui ont été avancés ici et là (I).
- Discussion relative aux différents arguments mobilisés par certains acteurs
Qu’il s’agisse de justifier ou de réfuter la possibilité pour le Président de la République de créer un parti politique, certains arguments mobilisés dans la presse par différents acteurs peuvent être discutés. Ces arguments sont :
- L’insuffisance de l’article 2 du Code électoral en vue de l’application de l’article 82, alinéa 3 dudit code au Président de la République
On rappelle que le Code électoral à son article 2 dispose que « la présente loi organique s’applique à l’élection du Président de la République, à l’élection des députés, à l’élection des sénateurs, à l’élection des conseillers départementaux et municipaux, à l’élection des membres des bureaux des conseils locaux (…) ».
L’avocat à la Cour, Vivien PEA, soutient que si « le Code électoral précise à son article 2 qu’il s’applique à l’élection présidentielle, cela ne suffirait en aucun cas à assimiler mécaniquement le Président de la République à tout élu » en raison de « la spécificité du mandat présidentiel ». A ce titre, selon son raisonnement, l’article 2 du Code électoral ne peut justifier l’application de l’article 82, alinéa 3 dudit code au Président de la République. Car, « (…) appliquer à son cas une logique conçue pour éviter notamment les jeux d’alliances parlementaires reviendrait à méconnaître la spécificité du mandat présidentiel ».
Cette analyse de l’avocat à la Cour nous paraît discutable. Pour commencer, on pense que l’article 2 du Code électoral peut être en soi suffisant.
D’une part, en raison de sa clarté/précision. En effet, cet article est tellement limpide et précise qu’elle n’appelle aucune interprétation visant à la considérer comme insuffisante : « la présente loi organique s’applique à l’élection du Président de la République, à l’élection des députés, à l’élection des sénateurs, à l’élection des conseillers départementaux et municipaux, à l’élection des membres des bureaux des conseils locaux (…) ». Dit autrement, le Code électoral précise clairement qu’il s’applique à toutes les élections sans distinction : présidentielle, législative, départementale, municipale, etc. un point un trait.
D’autre part, en vertu du principe ou de l’adage juridique ‘’ Ubi lex non distinguit, nec non distinguere debemus ‘’ qui signifie littéralement « là où la loi ne distingue pas, nous ne devons pas distinguer ». Ce qui interdit de réduire le champ d’application du texte en suggérant des restrictions qu’il n’évoque pas. Ainsi, l’article 2 du Code électoral susmentionné ne faisant aucune distinction entre l’élection présidentielle et l’élection législative, c’est-à-dire entre le Président de la République et le député/sénateur, la prétendue « spécificité du mandat présidentiel » ne peut donc empêcher de lui appliquer l’article 82, alinéa 3 du Code électoral.
Ensuite, l’article 82, alinéa 3 susmentionné peut effectivement s’appliquer au Président de la République en raison du caractère a priori total du Code électoral (sous réserve d’une décision de la Cour constitutionnelle pouvant déclarer ce code complètement contraire à la constitution ou neutraliser uniquement certaines dispositions jugées inconstitutionnelles) consacré à son article 2 : « la présente loi organique s’applique à l’élection du Président de la République ». A ce titre, c’est toute la loi organique – du moins toutes ses dispositions pouvant concerner le chef de l’exécutif – et donc aussi l’article 82, alinéa 3, qui s’applique au Président de la République. Cette application ne saurait être sélective et l’article 82, alinéa 3 dudit code ne saurait à son tour éviter le Président de la République du fait de « la spécificité du mandat présidentiel ».
Enfin, on pense que le Code électoral notamment l’article 82, alinéa 3, peut davantage s’appliquer au Président de la République ; car la transhumance politique – qui est la raison pour laquelle le législateur a adopté une telle disposition – est un comportement qui peut également concerner le Président de la République, peu importe « la spécificité du mandat présidentiel ». Ce qui participe de la légitimité de l’article 2 du Code électoral. En effet, si la transhumance politique du Président de la République est rarement confirmée par la pratique, elle ne fait pas moins partie du champ des possibles d’autant plus que nous sommes en terrain politique où tout est possible pour des raisons de conservation du pouvoir. Dès lors, l’article 82, alinéa 3 du Code électoral ne peut être exclusif et ne concerner que les parlementaires.
- L’(in)constitutionnalité de l’article 82, alinéa 3 du Code électoral
L’avocat Vivien PEA soutient également que l’article 82, alinéa 3 du Code électoral est contraire à la Constitution de 2024. Car, cette dernière, en prévoyant déjà les conditions de cessation anticipée du mandat présidentiel – la démission, l’empêchement, la fin du terme légal ou la mise en accusation pour haute trahison ou violation du serment devant la Haute Cour de Justice – l’article 82, alinéa 3 du Code électoral ne saurait rajouter une nouvelle condition. C’est dans ce sens qu’il affirme que « toute disposition de rang législatif ou organique qui prétendrait ajouter une cause de déchéance serait manifestement inconstitutionnelle ».
Nous souhaitons relativiser ce raisonnement en mobilisant, d’une part, certaines méthodes d’interprétation des textes juridiques, d’autre part, en analysant le rôle de la loi organique ou du moins le rapport entre ce type de loi et la Constitution.
- Les méthodes exégétique et téléologique
Le Code électoral n’est pas forcément contraire à la Constitution. En effet, le recours à la méthode exégétique dans sa forme la plus élaborée (par opposition à sa forme élémentaire) – qui vise à rechercher l’intention de l’auteur du texte afin de faire prévaloir l’esprit sur la lettre – permet de comprendre que les deux textes juridiques, c’est-à-dire la Constitution et la loi (article 82, alinéa 3 du Code électoral), n’ont pas été adoptés dans la même intention ; bien qu’en apparence, c’est-à-dire, du point de vue de la lettre, ils portent tous les deux sur les conditions relatives à la perte anticipée du pouvoir présidentiel.
En effet, la constitution a l’intention d’institutionnaliser le pouvoir politique ; car, l’institutionnalisation du pouvoir signifie qu’il est désormais encadré juridiquement par la Constitution (Voir Bernard CHANTEBOUT, Droit constitutionnel, Armand Colin, 22e édition, 2005, p.23) qui se charge de définir son statut : mode de désignation du titulaire, durée du pouvoir, modalités de cessation du pouvoir, etc. (Voir Olivier DUHAMEL, Droit constitutionnel et institutions politiques, Seuil, 2009, p.23). Dans cette perspective d’institutionnalisation du pouvoir politique, il n’est donc pas un hasard que cet encadrement soit à juste titre fourni par la Constitution
En revanche, le code électoral notamment l’article 82, alinéa 3 a plutôt l’intention d’encadrer le comportement politique et opportuniste de l’individu qui possède le pouvoir présidentiel. Ce point de vue nous paraît renforcer par le recours à la méthode téléologique pour l’interprétation de la Constitution. Ce qui permet d’aboutir au même résultat que la méthode exégétique ; puisque la méthode téléologique qui cherche à interpréter le texte par les finalités qu’il poursuit permettra de nous rendre compte que les conditions relatives à la perte du pouvoir présidentiel fixées par la Constitution ont pour but : organiser institutionnellement le pouvoir politique et non encadrer le comportement politique/opportuniste du Président de la République. Il y a une nuance semble-t-il à faire à ce niveau.
- Les rapports entre la Constitution et la loi organique
En vue de justifier l’inconstitutionnalité supposée de l’article 82 alinéa 3 du Code électoral, l’avocat Vivien PEA affirme que « toute disposition de rang législatif ou organique qui prétendrait ajouter une cause de déchéance serait manifestement inconstitutionnelle ». Cette affirmation peut également être critiquée, cette fois-ci sur le terrain de la lettre, du point de vue de la relation entre la Constitution et la loi organique. En effet, si ce raisonnement peut être admis pour un texte de « rang législatif », il ne peut s’appliquer à un texte dit de « rang organique ». Car, du point de vue de la théorie du droit, une loi organique à une valeur supra législative et permet d’assurer la flexibilité de la Constitution. Dans cette optique, sa fonction est de soit préciser les dispositions de la Constitution – dont la formulation est générale (Voir Elisabeth ZOLLER, Droit constitutionnel, PUF, 1998, p.237) – soit compléter la Constitution en ajoutant ce qu’elle ne prévoit pas à condition que cela intervienne dans les domaines et pour les objets limitativement énumérés par la Constitution.
Dans l’hypothèse où ces domaines/objets d’intervention de la loi organique n’ont pas expressément été prévus par la Constitution, on peut se permettre de considérer que l’institution « Président de la République » et les conditions de « la cessation anticipée du mandat présidentiel » sont respectivement un des domaines et objets de la Constitution. Dans ce contexte, la loi organique n’est donc pas inconstitutionnelle en ajoutant une nouvelle information/condition relative à la perte anticipée du mandat présidentiel dans la liste des conditions fixées par la Constitution ; il s’agit simplement de compléter cette liste. En fait, on veut dire que l’inconstitutionnalité de la loi organique relève moins du fait qu’elle « ajoute une cause de déchéance » que de son intervention dans un domaine et un objet que ne lui reconnaît pas la Constitution si elle les prévoit.
Au regard des méthodes d’interprétation des textes juridiques mais aussi du rapport entre la loi organique et la Constitution, on peut se permettre de relativiser l’idée d’une inconstitutionnalité systématique de l’article 82, alinéa 3 la loi organique n°001/2025 du 19/01/2025 portant Code électoral en République gabonaise.
- L’interprétation du verbe ‘’ créer ‘’
Il n’est pas inutile de préciser ici que tout part de l’article 82, alinéa 3 du Code électoral qui, on rappelle, dispose que « tout élu en qualité d’indépendant (…) ne peut, pendant la durée de son mandat, adhérer à un parti politique légalement reconnu sous peine d’annulation de son élection ».
Partant de cette disposition juridique, le débat qui a cours depuis un moment repose sur la question de savoir si la création d’un parti politique par le Président de la République, élu en qualité d’indépendant, peut s’assimiler à une adhésion. On l’aura compris, l’intérêt de cette question est de voir si cette création peut déboucher sur une annulation de son élection.
En faisant l’économie des arguments – bien connus de tous – avancés par les différents acteurs dans ce débat, on observe deux tendances qui s’affrontent. D’une part, les partisans de l’interprétation restrictive (Vivien PEA, Francis NKEA) qui soutiennent que créer et adhérer s’opposent strictement. D’autre part, les partisans de l’interprétation extensive (Jean Valentin LEYAMA, Ali Akbar ONANGA Y’OBEGUE) qui estiment que créer et adhérer se confondent.
De notre point de vue, il est important de faire la différence entre ce qui s’apparente au bon sens et ce qui relève de la logique juridique. En effet, il est compréhensible que celui qui crée quelque chose approuve, adhère de fait à son initiative. Cependant, ce raisonnement semble plus relever du bon sens que de la logique juridique qui distingue créer et adhérer et qui peut finalement s’avérer plus complexe. On souligne rapidement au passage que les pièces demandées (procès-verbal constitutif, copies certifiées des cartes nationales d’identité, extraits de casiers judiciaires – à l’article 7 de la loi n° 016/2011 du 14/02/2012 portant modification de la loi n° 24/96 du 6 juin 1996 relative aux partis politiques – ne servent pas à identifier les premiers adhérents mais plutôt les créateurs (ou fondateurs) des partis politiques.
Pour revenir sur la logique juridique et donc sur la distinction entre les verbes créer et adhérer. Le premier suppose d’être à l’origine d’une situation juridique (association, parti politique, syndicat, etc.). Le second implique plutôt la réunion de deux conditions cumulatives : une situation juridique préexistante à laquelle on n’a pas été à la création et un acte unilatéral par lequel on exprime clairement son consentement à être lié par ladite situation juridique préexistante. (Voir Lexique des termes juridiques 2024-2025, Dalloz, 2024, p.38 ou Gérard CORNU, Vocabulaire juridique, PUF, 15e édition, 2023, p.30).
Au regard de ces différentes définitions juridiques, on peut effectivement se rendre compte que les deux termes sont non seulement opposés mais aussi qu’ils ne peuvent s’assimiler, se confondre ; dans la mesure où juridiquement la création veut que l’on soit à l’initiative alors que l’adhésion postule d’être exclu du processus de création. Dans ce contexte, il y a donc peut être aussi une faute du côté des partisans de l’interprétation restrictive qui pensent que le créateur d’un parti politique peut également en être adhérent à condition d’accomplir un acte supplémentaire visant à satisfaire ou souscrire aux conditions d’adhésion dudit parti politique. Or, pour ne pas se répéter, on ne peut à la fois créer et adhérer à un parti politique, c’est-à-dire être en même temps créateur et non-créateur. En fait, la qualité de créateur est, à elle seule, pleine, entière et suffisante. Lorsqu’on est le créateur d’un parti politique on n’a pas ou plus besoin d’adhérer à quoi que ce soit par principe. Cette qualité peut conférer les mêmes droits et devoirs qu’un adhérent à part entière et même au-delà – sous réserve des restrictions fixées par le statut et règlement intérieur du parti politique en question.
Par ailleurs, si on admet malgré tout l’hypothèse finalement extra-juridique de l’honorable Jean Valentin LEYAMA qui affirme que « créer c’est déjà adhérer », il se pourrait que cette rhétorique ne puisse pas prospérer, non pas sur le terrain de la lettre, mais plutôt sur celui de la méthode exégétique, c’est-à-dire à lecture de l’esprit de l’article 82, alinéa 3 du Code électoral.
En effet, le recours à la méthode exégétique – qui montre que l’article 82, alinéa 3, vise la lutte contre la transhumance politique – peut invalider la rhétorique du député Jean Valentin LEYAMA de l’interprétation extensive du verbe ‘’ créer ‘’. Car, élu en qualité d’indépendant le Président de la République, en créant et donc en adhérant à son propre parti politique, ne s’autorise en principe aucune transhumance politique. Nous tenterons de le démontrer ultérieurement. Dès lors, à supposer même que « créer c’est déjà adhérer » cela n’empêche pas en principe le Président de la République d’établir son parti politique au regard de l’esprit de l’article 82, alinéa 3 susmentionné.
- Pourquoi le Président de la République peut-il créer son parti politique
On affirme d’emblée que le Président de la République, élu en qualité d’indépendant, a le droit de créer son parti politique sans que cela ne porte atteinte au Code électoral, notamment son article 82, alinéa 3.
- La création d’un parti politique par un élu en qualité d’indépendant ne donne lieu à aucune transhumance politique
On rappelle, certainement pour la dernière fois, que l’intention du législateur, en adoptant l’article 82, alinéa 3 du Code électoral, est de lutter contre la transhumance politique qui relève de l’opportunisme politique et qui, au-delà du simple changement d’étiquette, est au fond une sorte de trahison de la confiance du citoyen qui accorde son vote à un candidat à une élection en raison de son identité politique substantielle (idéologie, valeurs, projet de société, etc.). Dans ce contexte, il n’est pas anormal de prévoir que la disposition juridique susmentionnée s’applique également au Président de la République (ce qui est justement prévu à l’article 2 du Code électoral) qui, élu en qualité d’indépendant, ne peut adhérer à un parti politique légalement constitué/reconnu, sauf à lui reconnaître l’exclusivité de la transhumance politique.
Cependant, celui-ci peut en créer. Car, la création d’un parti politique par un élu en qualité d’indépendant n’implique en principe aucune migration politique s’accompagnant d’une inflexion des éléments composant son identité politique substantielle. Par conséquent le vote ou la confiance du citoyen-électeur n’est nullement trahi(e) ; puisque, au-delà du simple changement apparent d’étiquette (la forme : passage de la qualité d’indépendant à responsable d’un parti politique), cette création n’a en principe aucune incidence sur la vision, l’idéologie, les valeurs, le projet de société défendus par celui qui a été élu.
Pour caricaturer, on veut dire qu’un candidat élu sous la bannière d’un certain parti politique X et qui change ensuite en allant dans un parti Z est susceptible de perdre une partie de son électorat qui peut ne pas se retrouver dans la vision et les valeurs du nouveau parti politique auquel le candidat a adhéré. En revanche, un candidat qui a été élu en qualité d’indépendant et qui crée son parti politique en conservant les éléments (vision, valeurs, idéologie, principes, projet de société, etc.) qui ont conditionné sa victoire n’est en principe exposé à aucune perte de son électorat. Car, lesdits éléments ne sont en aucun cas altérés mais simplement défendus désormais au sein d’une organisation politique qui aura été créée à cet effet : le parti politique.
Ainsi, la création d’un parti politique par un élu en qualité d’indépendant, ne donnant pas lieu à une transhumance politique, le Président de la République peut parfaitement mettre en place son parti politique sans risque de violation de l’article 82, alinéa 3 du Code électoral.
- La liberté d’association est un droit fondamental garanti à tous les citoyens
La liberté d’association fait partie des droits et libertés fondamentaux garantis à tous les citoyens par la Constitution gabonaise de 2024. Son article 21 dispose précisément que « toute personne à le droit à la liberté d’association. Le droit de former des associations, des partis ou formations politiques (…) est garanti à tous dans les conditions prévues par la loi (…) ».
Au regard de cette disposition juridique, le Président de la République a parfaitement la liberté, le droit de créer son parti politique ; surtout que cette création respecte effectivement les conditions fixées par la loi (Code électoral), en ce sens qu’elle ne constitue pas un changement de parti politique en cours de mandat présidentiel, et ne peut donc être qualifiée de transhumance politique comme nous l’avons déjà démontré.
Alexandre BARRO, juriste en Droit public – financier
GMT TV