Moderniser l’État: le bon sens doit demeurer la mère de toutes les réformes
En lien avec les défis auxquels est confronté notre pays, Christian EMANE NNA, spécialiste des politiques publiques, livre dans cette tribune, son constat et son analyse chiffrée sur la gouvernance de notre administration, dont « l’absence de vision, d’impulsion et d’action » sont imputables, selon lui, à ceux qui sont à la tête du Gabon.
Quelles que soient la sphère de gestion et l’échelle de décision, prévoir et agir sont des obligations quand on est aux responsabilités. Au regard de la situation dans laquelle se trouve le Gabon, gouverner sans anticiper, proposer, ni mettre en œuvre des solutions pérennes aux difficultés qui minent le pays et accablent les plus démunis, est une défaillance, un manquement aux obligations l’État à l’égard de ses citoyens. Malheureusement, dans notre pays, l’irresponsabilité, l’inconséquence et l’échec des gouvernants font de la misère et du désarroi, les maîtres-mots du quotidien de nos compatriotes.
De toute évidence, il est impossible d’apporter des réponses aux défis structurels auxquels est confronté le Gabon, en esquivant délibérément les défaillances du modèle de gouvernance dans le seul but de préserver et conforter les avantages indus de quelques privilégiés. Inexorablement, cela conduit à des choix hasardeux dans la mise en œuvre des politiques publiques, avec pour conséquence l’exclusion de 70% de nos compatriotes, dont la moitié vit sous le seuil de pauvreté.
La vision, l’impulsion et l’action, les grandes absentes de la transformation
Il est vrai qu’aucun pays au monde n’est gouverné sans contraintes et le Gabon comme tous les autres États, fait face à de nombreux défis. Mais les solutions à la transformation de notre pays ne se trouvent pas dans la paupérisation des plus démunis et la stigmatisation de l’essentiel du corps social, constitué des élèves, des étudiants, des fonctionnaires, des salariés du secteur privé et des retraités. Malheureusement, par la gouvernance actuelle, l’urgence supplante l’essence, le conjoncturel prend le pas sur le structurel, désacralisant ce qui est sacré et galvaudant ce qui est à préserver, notamment les acquis sociaux des premiers de cordée que sont les agents publics et les filets de protection sociale de nos compatriotes les plus vulnérables.
Indéniablement, ceux qui gouvernent le Gabon, incapables de relancer l’économie, organisent la casse sociale pour garantir la pérennité de leur système inégalitaire. Pour y parvenir, les gouvernants engagent l’ État dans des dépenses exorbitantes, afin de labéliser leur mauvaise gouvernance sous l’estampille de partenaires techniques, dont ils ne savent pas exploiter les interventions et dont les différentes contributions laissent dubitatif tout gestionnaire orthodoxe.
En effet, en manque de vision, d’impulsion et d’actions, les gouvernants font régulièrement recours à la consultance pour réfléchir et agir à leur place, refusant de solliciter les intelligences et les compétences dont regorge notre administration. Assurément, ils s’obstinent à rester dans la droite ligne de ce qui a été fait sans résultats probants, en 2010 avec le Plan Stratégique Gabon Emergent et l’Agence Nationale des Grands Travaux ; en 2013 avec la Stratégie d’Investissement Humain, calquée en réalité sur le Document de Stratégie de Croissance et de Réduction de la Pauvreté ; en 2021 avec le Plan Gabon Égalité. Le Plan d’Accélération de la Transformation 2021-2023, élaboré loin de ceux qui doivent le mettre en œuvre et vantées comme la panacée aux maux qui minent notre pays, n’est pas en reste. Sa réalisation s’avère, elle aussi, improbable à un peu plus d’un an de son délai d’achèvement.
Le système des retraites et l’exclusion ou le retour de bâton de l’inconséquence
Au registre de l’incapacité et de l’inconséquence des gouvernants, un autre mandat a été donné à une société de conseil pour préconiser des pistes de réforme du système des retraites de la fonction publique, qui tend vers le déséquilibre. Une tartuferie, au regard de la politique actuelle de gel des recrutements des agents publics, hors régularisations administratives et de départs à la retraite anticipés, qui produisent mécaniquement une tendance vers le déséquilibre du système de retraite par répartition. En effet, du fait des choix du Gouvernement, entre 2017 et 2022, le nombre de retraités a connu une hausse de 25% en cinq ans, passant d’environ 20 000 à plus de 25 000 pensionnés. En conséquence, le ratio entre le nombre d’agents publics évalué à 102 522 et celui des pensionnés qui tourne autour de 25 000, présente une trajectoire baissière, avec 4,10 actifs pour 1 retraité en 2021, contre 105 851 agents publics pour environ 20 000 pensionnés, soit 5,30 actifs pour 1 retraité, en 2017.
En plus de fragiliser l’équilibre du système des retraites de la fonction publique géré par la Caisse des Pensions et des Prestations Familiales des Agents de l’Etat et d’effondrer celui des secteurs parapublic et privé, placé sous la gestion Caisse Nationale de Sécurité Sociale, les choix de ceux qui dirigent le Gabon ont créé des externalités négatives sur les plans économique et social. En effet, sur le plan économique, sans croissance inclusive, la suppression des postes dans la fonction publique maintient le taux de chômage à un niveau très élevé en 2022, soit 35,7% chez les jeunes de 15 à 24 ans et de 26% chez les actifs 25 à 34 ans. Sur le plan social, le nombre de nos compatriotes vivant sous le seuil de pauvreté n’est pas en reste. En 2022, 700 000 Gabonais vivent avec moins de 600 FCFA par jour, soit moins de 18 000 FCFA par mois. Cette situation s’aggrave d’année en année avec un taux d’extrême pauvreté qui était de l’ordre de 30% en 2013, de 33,4% en 2017 et qui atteint désormais 35% en 2022.
A noter que les autorités actuelles avaient pris l’engagement de baisser le nombre de Gabonais vivant sous le seuil de pauvreté à 13% de la population à l’échéance de 2015. Nous en sommes très loin. Bien au contraire, en 2022, soit 7 ans après, la proportion des Gabonais vivant dans l’extrême pauvreté est équivalente au triple de l’objectif visé. Par ailleurs, on peut y ajouter la paupérisation des retraités du fait de nombreuses années d’arriérés, de l’irrégularité du paiement des pensions et de l’augmentation du nombre des personnes vivant sous leur dépendance, en conséquence du chômage structurel et de l’exclusion sociale de leurs proches.
La fonction publique : facteur d’inclusion sociale et levier de croissance économique
Au regard de notre modèle économique essentiellement tourné vers les exportations de matières premières, avec un secteur privé qui crée relativement peu d’emplois, du fait d’une stratégie de diversification et de transformation improbable, les emplois publics sont un facteur d’inclusion sociale, un levier de soutien à la consommation et à l’investissement des ménages dans notre pays. Ils y contribuent, en plus d’assurer, entre autres et bien que péniblement par faute de moyens, leurs métiers et leurs missions dans le fonctionnement de l’école et de l’hôpital ; la protection sociale ; la régulation des activités socioéconomiques ; le contrôle et la collecte des ressources de l’État ; l’application des lois et le respect de l’autorité de l’État. Dans ce contexte, quelles que soient les velléités de modernisation de la fonction publique, le bon sens doit demeurer la mère de toutes les réformes. Il est donc nécessaire de ne pas oublier à quoi servent les fonctionnaires et de veiller à ce qu’aucune réforme ne se fasse dans une logique exclusivement comptable.
A l’évidence, il apparaît judicieux de maintenir les effectifs de la fonction publique en adéquation avec les attentes de service public des Gabonais d’une part et en compensation des faiblesses de la politique de relance économique qui peine à baisser le niveau du chômage dans notre pays, d’autre part. Assurément, dans un pays où près de 100 000 foyers vivent sous le seuil de pauvreté avec moins de 80 000 FCFA par mois, il y a une demande de service public et une exigence de redistribution par les emplois publics. Pour précision, les besoins chiffrés pour éradiquer cette misère sont estimés à environ 120 milliards de FCFA seulement, soit l’équivalent de 4,33% des 2768 milliards de FCFA de budget en 2021. Ces chiffres montrent, s’il en était besoin, que nous sommes davantage face à un problème de volonté et d’orientation politique. En effet, si l’État cherche des marges de manœuvres budgétaires, il peut en trouver, par exemple, dans la baisse des dépenses des institutions, en tête desquelles la présidence de la République, et dans la réduction des exonérations fiscales qui s’évaluaient à 436 milliards de FCFA en 2017.
Aussi faut-il rappeler, comme pour les retraités, que derrière chaque fonctionnaire, il y a des vies, des enfants, des indigents sans aide publique, des étudiants sans bourse, des personnes âgées sans pension, des diplômés sans emplois, des malades sans prise en charge. En somme, une famille gabonaise qui fait face à la dure réalité du quotidien. Traiter du rôle et du nombre de fonctionnaires au Gabon est donc une matière particulière, aux conséquences holistiques, qui mérite de la finesse dans l’analyse et de la délicatesse dans la gestion.
Performance publique : du paradigme de la déperdition à celui de l’optimisation
En considérant que la réduction des effectifs n’est pas le principal enjeu de la modernisation de l’Etat, celle-ci doit prioritairement être orientée vers la recherche de la performance par la rationalisation des dépenses et l’optimisation de la mobilisation de ses ressources propres. Dans cet élan, l’analyse du rapport entre la masse salariale de notre fonction publique et nos recettes fiscales, permet d’évaluer son poids relatif et d’apprécier les efforts à consentir pour améliorer la performance financière de notre administration.
Ainsi, en 2021, le Gabon avec 102 522 agents publics, avait une masse salariale autour de 700 milliards de FCFA, des recettes fiscales et douanières de l’ordre de 1127 milliards de FCFA, pour un budget de 2768 milliards de FCFA. Partant de ces chiffres, notre pays a présenté un ratio de soutenabilité de la masse salariale sur les recettes fiscales et douanières de 62,11 %, largement au-dessus des 35% fixés par les critères de surveillance multilatérale de la CEMAC. Le ratio de la masse salariale sur le budget de l’État en 2021, était, quant à lui, de 25,28%.
Au demeurant, la soutenabilité de notre masse salariale doit être ramenée en dessous du seuil de 35% édicté par la CEMAC. Mais cela doit se faire en optimisant la mobilisation des recettes grâce à la réduction des exonérations et de la fraude fiscales, l’élargissement de l’assiette d’imposition par la réduction du secteur informel et la réalisation des investissements structurants permettant d’accroitre le niveau de production des richesses. Dans cette démarche, la réduction de 50% des exonérations fiscales qui s’élèvent à plus de 400 milliards de FCFA, rapporterait un peu plus de 200 milliards de FCFA. La réduction de 50% de la fraude fiscale et du secteur informel qui représentent au cumule, selon les institutions de Bretton Woods, 52% du PIB, soit environ 4785 milliards de FCFA en 2021, pourrait, pour sa part, rapporter à peu près 720 milliards de FCFA par an, au titre des recettes fiscales brutes.
En définitive, ces mesures permettraient d’augmenter nos ressources budgétaires, de favoriser l’investissement et la création des richesses, de réduire le stock et le besoin d’endettement et d’optimiser l’impact du service public sur le développement dans une triple approche d’efficacité, d’efficience et de transparence.
Christian EMANE NNA, Spécialiste des politiques Publiques