Me Istovant Nkoghe : « la perspective d’un régime présidentiel souffre de l’absence de liberté et d’indépendance de la conscience politique »
Les autorités de la Transition se sont engagées sur un calendrier au terme duquel les institutions seraient réformées et des élections libres, transparentes et crédibles organisées. Le Dialogue national inclusif qui a eu lieu un mois durant a accouché d’un rapport de près de 1 000 recommandations. Parmi celles-ci, le basculement d’un régime semi-présidentiel à un régime présidentiel fort. A la faveur d’un entretien, l’avocat et docteur en droit Istovant Nkoghe, a bien voulu nous donner son appréciation sur cette recommandation et sur les implications de ce type de régime dans le fonctionnement de nos institutions.
Gabon Media Time : D’entrée de jeu, Maître, nous sommes tentés de vous demander : qu’est-ce que le régime présidentiel fort ?
Maître Istovant Nkoghe : Avant tout propos, je souhaite remercier GMT pour l’opportunité qui nous est donnée d’analyser et vulgariser les véritables enjeux de cette réforme de régime politique au Gabon. A travers cet échange, nous espérons continuer à nourrir les réflexions, voire conforter les opinions de nos nombreux compatriotes qui se posent des questions sur la portée d’un tel changement dimensionnant.
Parler de régime « présidentiel fort » est en soit une redondance. Puisque dans son essence, ce type de régime consacre l’institution du Président de la République au sommet des institutions. Sa force provient principalement de son mode d’élection, qui en fait en réalité, la seule personne bénéficiant d’un suffrage national et direct, quand pour leur part, les autres élus nationaux bénéficient d’un suffrage direct, mais cantonné à leurs circonscriptions respectives. Il est la seule institution à incarner l’autorité de l’Etat. Ce qui en fait, par définition, une institution forte. L’adjonction du mot « fort » après Présidentiel, peut susciter des interrogations. Pour un analyste avisé, l’idée d’un régime « présidentiel fort » peut faire craindre l’idée d’une autocratie. Dans le cadre du Gabon, les Commissaires, et cela ne fait l’objet d’aucun doute, visaient probablement l’expression d’un « Régime Présidentiel effectif ». Ce qui est différent.
Épousez-vous le postulat du Pr. Télesphore Ondo selon lequel « le régime semi-présidentiel adopté après la conférence nationale de 1990, est une hypocrisie institutionnelle » ?
L’hypocrisie ne se trouve pas dans les textes. D’ailleurs, la plupart de nos textes sont formidablement rédigés. Le Professeur Ondo fait sans doute référence à l’application réelle du régime semi-présidentiel. Le régime gabonais a bel et bien été, sur la forme, un régime mixte avec une très forte prééminence du Président. Ce qui est malheureusement le risque évident, dès lors qu’on est en présence d’un Président élu au suffrage universel direct. Si vous couplez à cette modalité, la conception culturelle du pouvoir politique dans les Etats africains post-coloniaux, vous obtenez un président qui écrase et manipule les institutions à sa guise. Vous obtenez un régime effondré sur lui-même de l’intérieur et dont il ne reste que la coquille ectoplasmique, que l’on agite à la face du Monde, pour rester conforme aux engagements internationaux. Ce, quelle que soit leur configuration. La seule manière d’avoir un régime dans lequel le Président est en marge est de modifier le mode de son élection. Ainsi, un Président désigné par les chambres, par exemple, est nécessairement moins enclin à écraser les institutions de son aura nationale. Ce schéma comporte également des risques. Notamment que le Président devienne la victime des errements des assemblées, en l’absence de majorité claire.
L’avantage du régime mixte résidait dans l’existence de moyens de pression réciproque qui servaient à garantir l’équilibre des institutions. Même si ces moyens de pression restaient des symboles. Mais un symbole conserve toujours sa fonction d’image d’Épinal.
De manière concrète, quels seraient les effets de cette présidentialisation sur l’équilibre des pouvoirs fondé sur le principe de séparation des pouvoirs ?
Il y a lieu de clarifier les termes. Un régime présidentiel est différent d’un régime présidentialiste. Le présidentialisme est une dérive du régime présidentiel dans laquelle le Président dispose d’un pouvoir prééminent, voire autocratique sur l’ensemble des institutions. En l’espèce c’est déjà le cas dans la plupart des Etats africains post coloniaux. Malgré les efforts de quelques-uns, la pratique d’un pouvoir personnel est encore très répandue. Ce drame politique est entretenu dans un lien malsain entre le président lui-même et les populations. En témoignent les nombreux objets dérivés à l’effigie d’un seul homme. L’actuel Chef de l’Etat, Chef de la Transition, devra accepter de faire mûrir la conscience citoyenne de nos compatriotes, en commençant par l’interdiction d’émission de tous objets, gadgets à son effigie. Plus d’un demi-siècle s’est écoulée depuis 1960 et on a toujours le sentiment qu’un air de la chanson « Espoir » (1974) du parti unique pourrait jaillir à tout instant des ondes Radio où qu’on pourrait inopinément entrapercevoir la couvre-chef léopard du Président Mobutu ou la Canne du Président Kérékou. Les Gabonais semblent comme piégés dans la frise historique politique. Le premier à sonner l’heure du réveil est le nouveau Chef de l’Etat qui annonce « Notre Essor vers la félicité ».
D’une manière concrète, le régime présidentiel vise à consacrer la prééminence du Président sur les institutions. Cette prééminence est utile, puisque le Président élu au suffrage universel direct incarne l’autorité de l’Etat. Cette dimension est encore perceptible dans les deux premiers alinéas de l’article 8 de la Constitution. Il est « la clé de voûte des institutions ». La contrepartie juste de cette Méta-position c’est la séparation stricte des pouvoirs. Il perd donc, son immixtion aux assemblées par la menace de la dissolution. Ce sera bien la première fois qu’un chef d’Etat subsaharien accepte de limiter l’étendue de son pouvoir sur le reste des institutions. Cela laisse dubitatif tant les risques de dérives sont nombreux.
Étant donné que ce schéma politique s’applique sur les États fédéraux, ne faut-il pas craindre un virage à 360° vers l’autoritarisme ?
Le Régime présidentiel est en effet une invention américaine. Et le seul Etat au monde, qui l’a reproduit à la perfection, est bien les Etats-Unis. Pour le comprendre, il faut saisir les Etats-Unis dans leur triple dimension : sociologique qui place la conquête de la liberté au sommet de tous les droits, spirituelle qui fonde l’essence même de l’Etat américain sur les bases du protestantisme baptiste et enfin le libéralisme économique qui est le pendant économique des deux premiers. Tous les ingrédients sont réunis pour faire fonctionner un tel régime quand la liberté et l’autodétermination des citoyens est bien plus qu’une religion. Au Gabon, nous sommes loin d’avoir acquis un tel statut au sujet de la liberté. Indiscutablement la perspective d’un régime présidentiel dans notre pays souffre déjà de deux phénomènes profonds. L’image culturelle du pouvoir politique à dimension paternaliste; l’absence de liberté et d’indépendance de la conscience politique. Ces deux phénomènes s’alimentent mutuellement selon le schéma de l’analyste transactionnelle systémique. Une attitude de type « Parent » engendre une réponse de type « Enfant » et vice versa (Éric Berne Des jeux et des hommes, Stock 1967 chap. I p. 25). Toute l’énigme du Régime Gabonais repose sur cette configuration. Sa réussite viendra de la capacité du Chef de l’Etat à se défaire du modèle paternaliste et des Gabonais eux-mêmes se défaire du schéma infantile, pour devenir des citoyens, ni plus, ni moins.
La démocratie américaine fonctionne sur le principe d’un régime présidentiel fort, avec des contre-pouvoirs clairement affirmés avec notamment un parlement qui dispose d’un pouvoir important. C’est ce vers quoi le pays souhaite s’orienter ?
C’est ce vers quoi le pays indique s’orienter. Mais les décideurs de la transition le souhaitent-ils consciemment ? Je suppose que oui, évidemment. Mais cela suppose que le Chef de l’Etat accepte de se cantonner dans son rôle et laisse pleine latitude au pouvoir législatif dans le sien. Cela suppose aussi que le pouvoir législatif accepte de légiférer dans le seul intérêt de la Nation. Mais plus que cela, cela suppose que les deux premiers pouvoirs acceptent sans difficulté et sans tentative d’entrave que le pouvoir judiciaire examine, quand c’est le cas, leur responsabilité judiciaire. Bien plus que les enjeux des deux premiers pouvoirs, l’indépendance des juges sera la véritable unité de mesure de l’effectivité du régime présidentiel au Gabon.
Maître, les commissaires ont également adopté la mesure tendant à fixer à 5 ans la durée du mandat des députés et à 7 celui du président de la République. Cela implique qu’à mi-mandat présidentiel, le président de la République pourrait perdre sa majorité parlementaire. N’y a-t-il pas là un risque de blocage politique si le président de la République se retrouve dans l’incapacité de faire passer des lois faute de majorité ?
Le pari de détacher le mandat du Président avec celui des députés est une excellente initiative. Son but est de consolider sa position de « clé de voûte » des institutions, « au-dessus des contingences partisanes ». En cette qualité ; en réalité il est plus le garant des institutions que le chef d’un parti. D’autre part, la question d’un blocage politique ne se pose pas davantage. Dans un régime présidentiel, chaque pouvoir est séparé de façon stricte. La question du fait majoritaire est une question que l’on se pose dans un système mixte ou parlementaire, dans lesquels l’exécutif et le législatif se partagent le pouvoir normatif (a. 36 C. et 40 C. actuels) et le parlement, vu comme l’institution normative au service de la politique de l’Exécutif. Dans un régime présidentiel, le Chef de l’Etat qui n’exerce pas le pouvoir législatif ne s’en préoccupe guère en réalité. L’élection des parlementaires en plein mandat présidentiel est un excellent contrepouvoir. Puisqu’il s’agit d’un moyen périphérique de sanction de l’action du chef de l’Etat. La majorité parlementaire élue à l’Assemblée est nécessairement le reflet du succès de sa politique et le baromètre de sa légitimité au bout de 5 ans. Ne pouvant sanctionner immédiatement et directement l’action du Président à mi-mandat, cette sanction se fait par l’intermédiaire des députés de son parti politique, envoyés au suffrage universel avant lui.
Dans cette configuration, l’autre possibilité qui s’ouvrira au chef de l’Etat est de faire passer des réformes par ordonnance ou par décret. Ne voyez-vous pas là aussi un risque de confiscation de la démocratie ?
C’est un risque en effet. Mais ce risque ne tient pas tant au régime présidentiel qu’à la manière dont il est massivement pratiqué en Afrique. En effet, en Afrique, le régime Présidentiel tend à une prééminence du pouvoir du Président sur l’ensemble des institutions par une soumission constitutionnelle et politique du pouvoir législatif. L’expérience montre de manière constitutionnelle, que cette soumission passe par la restriction de ce que l’on appelle « le domaine de la loi » (Art.40 C.). Avec une énumération limitative des compétences législatives.
Et même dans ce périmètre de la compétence du Parlement, le Président peut y intervenir par des Lois d’habilitation. Et en pratique, cette procédure qui est exceptionnelle, risque, au Gabon, comme ailleurs en Afrique de se systématiser. Et même en cas de refus du Parlement. En République du Congo par exemple, en cas de refus du parlement en présence d’une demande d’habilitation du président de la République, ce dernier peut toujours légiférer par ordonnance, après avis de la Cour suprême (Art.132 al.5 C. RDC).
D’un point de vue politique, la soumission du Parlement tient d’abord du fait que les députés tirent souvent leur aura de l’élection présidentielle, qui précède la leur. Ensuite, dans des pays où l’exercice du pouvoir politique est souvent à tort perçu comme une modalité de participation aux modalités de partage des richesses, les parlementaires sont souvent sujets à une obligation d’allégeance et de loyauté aveugle. Ce qui est problématique. En témoigne, la sanction prévue à l’article 39 al.2 C de notre Constitution qui dispose : « (…) en cas de démission ou d’exclusion dans les conditions statutaires d’un membre du Parlement du parti politique auquel il appartient au moment de son élection, et si ce parti a présenté sa candidature, son siège devient vacant à la date de sa démission ou de son exclusion (…) ». Un tel article est contraire à la démocratie. Il consacre la soumission des parlementaires à leurs partis respectifs et exclut de facto, la possibilité de changer d’avis ou de parti, sans risquer de perdre son siège. Il n’y pas meilleur moyen de s’assurer artificiellement la loyauté et la soumission d’un élu. Cet article anti-démocratique est à supprimer de notre Constitution et de tous les textes où il pourrait avoir trouvé écho.