Le Gabon et son action extérieure à l’aune des crises en Afrique et dans le monde
Christian EMANE NNA, nous partage son regard sur les enjeux géostratégiques, dans un contexte de crise sécuritaire au Sahel, de guerre en Europe, de récession et de menaces diverses sur l’ordre international. Aussi, il analyse et déplore « la figuration » et « l’aphonie » de la diplomatie gabonaise dans l’exercice de l’action extérieure de notre pays et de ses différents mandats internationaux.
Des tensions sécuritaires ont conduit l’Europe dans une nouvelle guerre avec le déploiement des forces russes en Ukraine, le 24 février dernier, bouleversant l’ordre international et plongeant le monde dans une crise majeure. Ce conflit armé qui menace la paix a des répercussions, bien évidemment sécuritaires, humanitaires, diplomatiques et économiques, mais aussi numériques avec la plausible fragmentation de la toile par l’isolement de la Russie dans ce domaine. Sur le plan humanitaire, selon les Nations-Unies, plus de 1,5 million ukrainiens se sont réfugiés dans les pays voisins en dix jours.
Un conflit qui plombe les économies et favorise l’exclusion de Kiev à Johannesburg, en passant par Moscou, Francfort, Paris et Libreville
Au plan économique, la Russie est le 3e producteur mondial de pétrole et le 2e en matière d’exportations avec 12% du commerce du pétrole brut et 15% des produits raffinés. Les sanctions économiques contre elle, ont donc des répercussions sur ce secteur primordial du commerce international, avec un cours du baril de Brent qui s’élève désormais à 113, 54 dollars, après avoir frôlé le 120 dollars, un niveau jamais atteint depuis 2014.
Concernant le marché des métaux, l’aluminium, essentiel pour les secteurs de l’automobile et du bâtiment, est à 3597 dollars la tonne, un sommet historique. Le nickel quant à lui a atteint un nouveau record depuis 2011 avec 26 504 dollars la tonne. Sur le marché du gaz naturel, la Russie représente plus de 40% des importations de l’Union Européenne et le cours du mégawattheure (MWh) est, là aussi, historiquement haut, atteignant les 194,71 euros.
Le marché des céréales n’est pas épargné par la mise à l’arrêt des moyens de production de l’Ukraine et les sanctions contre la Russie. Ces pays sont les deux premiers exportateurs de blé en Europe et comptent parmi les quatre premiers à l’échelle mondiale. En conséquence du conflit qui les oppose, les prix du blé meunier et du maïs ont atteint des records sur les marchés, soit 351, 25 euros la tonne de blé et 340 euros la tonne de maïs sur l’échéance de mars 2022. Par ailleurs, l’Ukraine produit plus de la moitié de l’huile de tournesol dans le monde avec 7 millions de tonnes par an, la situation actuelle va aussi provoquer une pénurie dans ce secteur.
Ce conflit, en plus de faire monter les cours des matières premières, pèse aussi lourdement sur les marchés boursiers qui ont perdu par rapport à leurs niveaux d’avant la guerre en Ukraine, 10% en moyenne en Europe, 3% en Asie et plus 35% à Moscou. Le système financier mondial n’est pas en reste, avec l’exclusion, bien que partielle, des banques russes du système international de transactions financières Swift. En dépit des alternatives possibles, du fait de l’existence de deux autres infrastructures de messagerie financière, chinoise et russe, l’expulsion définitive de la Russie du système Swift pourrait avoir des conséquences désastreuses sur la zone euro. De nombreux pays se retrouveraient en récession, les taux d’intérêts sur les dettes publiques s’envoleraient avec la résurgence du risque souverain de certains Etats et le ralentissement de l’économie allemande, première puissance européenne en la matière, aurait un impact sur les autres économies de l’Europe.
La triangulation de ces données, en constante évolution, éclaire sur la mise à l’épreuve des approvisionnements critiques de nombreux pays dans le monde, en Afrique notamment, où les économies sont fortement tournées vers les importations des intrants et des produits manufacturés. A cela, il faut ajouter les conséquences de la crise sur l’euro, en baisse de 1,39%, passant sous le seuil symbolique de 1,10 dollars pour 1 euro. La zone franc, qui regroupe 14 pays africains dont le Gabon, liée par une parité fixe avec la zone euro, verra donc la convertibilité de sa monnaie avec les autres devises impactée.
Le continent africain bien que géographiquement éloigné de la zone de conflit est fortement exposé à ses impacts économiques et financiers. Les risques imminents étant la pénurie des produits alimentaires et la baisse considérable du pouvoir d’achat, du fait de l’emballement de l’inflation, en conséquence de la montée des cours des matières premières, des coûts des intrants des activités industrielles et commerciales, et des fluctuations monétaires.
La récession, l’inflation et la pénurie alimentaire causées par le conflit russo-ukrainien exposent donc les gabonais et les africains à la paupérisation et si des mesures de résilience ne sont pas prises, elle pourrait provoquer un effet papillon avec de fortes tensions sociopolitiques sur le continent.
La diplomatie gabonaise et l’exigence de redevabilité
Au titre d’un mandat qui court du 1er janvier au 31 décembre 2022, le Gabon siège au Conseil de sécurité des Nations-Unies en tant que membre non-permanent. Cette instance qui compte 15 pays, dont 5 membres permanents ayant le droit de veto, est le principal organe de décision de l’institution onusienne. Notre pays cumule ce mandat avec celui de membre du Conseil des droits de l’homme des Nations-Unies pour une durée de deux ans, de 2021 à 2023. Cet organe quant à lui, compte au total 47 membres dont 13 pays africains. L’ironie du sort veut que la Russie et l’Ukraine, actuellement au cœur du conflit qui secoue l’Europe et le monde, y siègent elles aussi.
La crise en Ukraine survient donc au moment où le Gabon siège au sein des plus hautes instances politiques onusiennes. Après l’obtention et la célébration de ces deux mandats à l’ONU, nous sommes au temps de l’information et de l’explication sur le positionnement diplomatique de notre pays. Au demeurant, le 2 mars dernier, l’Assemblée générale des Nations-Unies a adopté la résolution exigeant le retrait des forces militaires russes en Ukraine et condamnant la mise en alerte des forces nucléaires par la Russie. Le texte qui était coparrainé par 96 États a été adopté par 141 votes pour, 5 votes contre et 35 abstentions, dont près d’une vingtaine de pays africains. Quelle a été la position du Gabon lors de ce vote ? Aussi, les Etats-Unis ont proposé le 1er mars que la Russie soit exclue du Conseil des droits de l’homme des Nations-Unies. Le Gabon s’est-il prononcé sur le sujet ? Enfin, pourquoi le conseil des ministres du 4 mars, tenu en pleine crise internationale et avec un volet diplomatique à son ordre du jour, a totalement occulté le conflit russo-ukrainien et ses conséquences ?
Du reste, depuis quelques années la Russie renforce sa présence en Afrique sur les plans économique et militaire. C’est dans cet élan qu’a été institué le sommet Afrique-Russie, dont la première rencontre s’est tenue en octobre 2019 à Sotchi et qu’une autre est programmée pour le dernier trimestre 2022. Les Russes à travers leurs multinationales consolident leurs implantations sur le continent dans le secteur gazier avec Gazprom en Algérie, en Libye, au Ghana et en Angola ; dans le nucléaire civil avec Rosatom au Nigeria, en Egypte, au Soudan, en Zambie et au Kenya ; le diamant n’est pas en reste, Alrosa exploite des gisements dans ce domaine en Angola, en Zambie et au Zimbabwe ; sur le plan pétrolier aussi, les Russes font une percée avec Rosneft qui est présent en Egypte. Enfin, en matière d’armement, Moscou est le premier fournisseur de l’Afrique avec 39% des livraisons d’armes, loin devant la Chine 17% et les Etats-Unis 11%.
Ce déploiement de la Russie sur le continent établit un nouveau rapport de force face aux partenaires économiques traditionnels de l’Afrique que sont les pays de l’Union Européenne, l’Angleterre, la Chine, le Japon, les Etats-Unis, le Brésil et le Canada.
Le Gabon, pour sa part, avait demandé par la voix du chef de son exécutif, le 15 juillet 2018, l’intervention de la Russie en Centrafrique. Le 10 novembre 2021, le chef du Gouvernement gabonais, à l’occasion d’une audience accordée à l’Ambassadeur de Russie au Gabon, avait sollicité l’implication des Russes au Gabon dans différents domaines, notamment, politique, économique, commercial, culturel et militaro-technique. Du 26 au 28 mai 2021, une forte délégation conduite par le Ministre des Affaires étrangères gabonais s’était rendue à Moscou pour tenter de nouer des partenariats en matière d’exploitation minière et de construction des infrastructures. Enfin, début juin 2021, une délégation de plusieurs membres du Gouvernement avait pris part au Forum économique international de Saint-Pétersbourg pour promouvoir les projets de l’improbable Plan d’Accélération de la Transformation.
La lutte géostratégique et les ambitions africaines et internationales de la Russie impliquent donc le Gabon. A ce titre, il serait judicieux qu’une clarification soit faite pour situer les Gabonais sur l’évaluation, la position et les anticipations de notre pays sur ces sujets. Au-delà de la prise en compte des réserves inhérentes à son exercice, l’action extérieure d’un Etat est une politique publique, elle est menée au nom du peuple et dans son intérêt. Elle ne peut donc pas se soustraire à l’exigence de redevabilité. Faut-il rappeler que les choix diplomatiques engagent le présent et l’avenir d’une nation ?
La figuration, la duplicité et l’aphonie en réponse aux enjeux
Sur le continent africain et bien avant la crise en Europe, de nombreux foyers de tension demeurent. En l’occurrence au Sahel où face à l’enlisement sécuritaire et aux frustrations populaires, les militaires, un brin velléitaires, ont pris le pouvoir successivement au Mali, au Tchad et au Burkina Faso. Cette situation qui pourrait s’étendre à d’autres pays africains exige de toutes les parties prenantes, une attention particulière, un traitement objectif et une action sans relâche au service de l’équilibre régional, la stabilité et la paix.
En effet, on constate qu’en Afrique de l’ouest, notamment au Mali et au Burkina Faso, les récentes prises du pouvoir par des militaires sont soutenues par les forces sociales et les populations, mais condamnées par la communauté internationale et les instances régionales. A contrario, en Afrique centrale, au Tchad plus précisément, les militaires au pouvoir sont contestés par la population et la majorité des forces sociales et politiques, mais adoubés par la communauté internationale et couverts par le silence des instances régionales.
Dans ce contexte circonstancié et à géométrie variable, il est nécessaire de cerner les enjeux stratégiques qui sous-tendent le jeu diplomatique. Au-delà des principes de souveraineté, d’égalité et de réciprocité entre les Etats, la diplomatie obéit à une logique de suprématie et assurément, en Afrique comme ailleurs, la compétition géostratégique est essentiellement motivée par les intérêts économiques et sécuritaires.
Dans tous les cas, face aux crises sécuritaires et politiques qui prévalent dans les pays amis du Gabon que sont le Mali, le Burkina Faso et le Tchad, tous membres de l’Union Africaine et cumulativement de la CEEAC et de la CEMAC pour le dernier cité, le Gabon n’a jamais clarifié sa position. A l’évidence, la diplomatie gabonaise gênée par l’exigence de cohérence sur les questions de sécurité, de souveraineté, de démocratie et de respect de l’Etat de droit, fait désormais de la figuration, de l’ambiguïté, de la duplicité et de l’aphonie son essence.
Christian EMANE NNA Vice-Président de Debout Peuple Libre