L’expropriation pour cause d’utilité publique : analyse juridique des expulsions du quartier Plaine-Orèty par Dr. Charlène ONGOTHA, Avocate au Barreau de Lyon

Le droit de propriété est l’un des droits fondamentaux les plus sacrés reconnus par les textes internationaux et nationaux. Il caractérise le droit pour une personne physique ou morale de disposer d’un bien de toute nature dans les conditions fixées par la loi. Il est absolu et perpétuel et nul ne peut être contraint de céder son bien autrement que pour cause d’utilité publique et moyennant le versement d’une indemnité juste et préalable.
Plusieurs expulsions des populations ont eu lieu au quartier Plaine-Orèty pour la mise en œuvre d’un projet d’aménagement urbain. Ce projet consiste en la construction d’une cité administrative et d’une voie de contournement, selon un projet d’utilité publique voté par deux décrets portant les numéros 0080/PR/MHUC et 0081/PR/MHUC du 14/02/2024.
Partant, de nombreuses familles se retrouvent dans la rue et dépossédées de leurs biens de manière brutale. Indépendamment de l’émotion que cette situation soulève, nous voulons analyser cette actualité sous l’angle juridique. L’expropriation pour cause d’utilité publique est une procédure strictement encadrée juridiquement. Dans notre cas d’espèce, la question principale qui se pose est celle de savoir si l’État gabonais a pleinement respecté cette procédure ou s’il a manqué à ses obligations dans ce cadre ? Pour répondre à cette problématique, il nous revient dans un premier temps d’aborder la procédure d’expropriation à proprement parlé (I) puis d’analyser le cas d’espèce du quartier Plaine-Orèty (II).
I/ L’expropriation pour cause d’utilité publique : que dit la loi gabonaise ?
Au Gabon, c’est la loi n°6/61 du 10 mai 1961 qui réglemente l’expropriation pour cause d’utilité publique. Cette loi se calque en grande partie sur l’utilité publique telle que conçue en France. C’est pourquoi, pour les besoins de cette contribution, nous ferons référence aux règles d’expropriation pour cause d’utilité publique telles qu’appliquées en France de manière comparée.
Juridiquement, l’expropriation pour des raisons d’utilité publique repose sur une phase administrative pour vérifier le caractère d’utilité publique du projet (A) et une phase judiciaire pour procéder au transfert de propriété et fixer le prix d’indemnisation (B). Ces deux phases sont cumulatives et s’imposent strictement à l’administration nonobstant le caractère d’urgence de l’expropriation.
A/ La phase administrative pour la vérification de l’utilité publique du projet
La phase administrative est celle au cours de laquelle, l’autorité expropriante doit démontrer le caractère d’utilité publique de son projet en constituant un dossier comprenant tous éléments susceptibles de renseigner les populations quant aux caractéristiques du projet à réaliser.
En France, l’un des points clés de cette phase est la désignation d’un commissaire enquêteur par le Président du Tribunal administratif dès lors que l’autorité administrative habilitée, le Préfet, aura pris un arrêté ouvrant cette enquête publique. Au Gabon, le texte de loi ne nous renseigne pas sur l’intervention d’un commissaire enquêteur ni même sur les modalités de mise en œuvre de l’enquête publique à réaliser, de sorte qu’il est difficile de savoir dans quelles conditions elle intervient.
Quoi qu’il en soit, l’utilité publique est déclarée par décret en Conseil d’État et cet acte administratif précise par ailleurs le délai pendant lequel l’expropriation devra être réalisée. En France, c’est l’issue de l’enquête publique qui détermine le caractère d’utilité publique de l’expropriation à intervenir et permet au Préfet de prononcer une déclaration d’utilité publique (DUP). Cette déclaration doit être affichée dans la Mairie de l’arrondissement concernée par le projet, afin que les administrés puissent le contester devant le Tribunal administratif dans les délais légaux.
Au Gabon, le texte de loi ne se prononce pas sur ce point. Or, le texte de loi stipule bien que l’État ne peut exproprier que si l’utilité publique est démontrée. Partant, quid de la démonstration par l’autorité expropriante du caractère d’utilité publique du projet et des voies de recours contre les décrets portant DUP du projet pris par le Conseil d’État.
Puis, intervient l’ouverture de l’enquête parcellaire pour laquelle l’article 4 de la loi n°6/61 du 10 mai 1961 dispose que : « Le préfet [gouverneur] détermine par arrêté de cessibilité la liste des parcelles ou des droits réels immobiliers à exproprier si cette liste ne résulte pas de la déclaration d’utilité publique. »
La détermination des parcelles à exproprier permet à l’État de justifier son périmètre d’intervention et d’informer les expropriés. Nous verrons plus loin que dans le cas d’espèce, il existe des zones d’ombres sur l’identification de ces parcelles qui pose vraisemblablement des difficultés s’agissant du respect de la procédure administrative préalable.
Si en France, c’est le commissaire enquêteur désigné par le Préfet qui intervient à ce stade, c’est au Gouverneur à qui revient cette mission sur le territoire gabonais, si toutefois la liste des parcelles, ne résulte pas de la DUP. Il faut noter que l’arrêté de cessibilité est un acte administratif individuel qui statue sur les parcelles concernées par l’expropriation pour cause d’utilité publique et peut faire l’objet d’un recours administratif par les administrés auxquels il a été notifié.
En l’espèce, le texte de loi est particulièrement muet sur les modalités d’information de ces actes aux administrés et les voies de recours dont ils disposent pour s’y opposer juridiquement. C’est pourquoi, nous nous demandons si les propriétaires des biens objet de l’expropriation en cours au quartier Plaine-Orèty, ont bien été informés durant cette phase préalable par l’autorité expropriante de leurs droits, ainsi que des différentes voies de recours pour contester le caractère d’utilité public du projet.
En tout état de cause, dès lors que le projet d’expropriation a été déclaré d’utilité publique et que l’arrêté de cessibilité a été notifié au propriétaire du bien, le transfert de propriété peut avoir lieu.
B/ La phase judiciaire pour le transfert de propriété et la fixation de l’indemnisation
Cette phase est très détaillée dans la loi gabonaise qui réglemente l’expropriation pour cause de DUP. En effet, à ce stade, deux hypothèses : soit les parties s’entendent amiablement sur le prix de l’indemnisation, soit elles ne parviennent pas à un accord et peuvent saisir le juge civil.
Le texte de loi gabonais dispose en son article 5 : « À défaut d’accord amiable, le transfert de propriété des immeubles ou de droits réels immobiliers est prononcé, sur le vu des pièces constatant que les formalités prescrites par le chapitre premier ont été accomplies et dans les huit jours de la production de ces pièces, par ordonnance du juge dont la désignation est prévue à l’article 11 ci-après. L’ordonnance envoie l’expropriant en possession, sous réserve qu’il se conforme aux dispositions du chapitre troisième et de l’article 31 de la présente loi ».
L’ordonnance d’expropriation, notifiée obligatoirement à l’exproprié, a pour effet de transférer juridiquement la propriété du bien et les droits réels immobiliers de l’exproprié à la personne publique. En revanche, tant qu’il n’a pas été indemnisé par la personne publique, l’exproprié conserve la jouissance du bien et peut par exemple continuer à le faire louer. Ce point est particulièrement important pour le cas d’espèce, puisque de nombreux locataires se retrouvent à la rue du fait de l’opération d’expulsion en cours à Plaine-Orèty, sans que l’État ne soit en mesure de justifier l’identité des propriétaires bailleurs qui ont été indemnisés.
S’agissant de la détermination de l’offre d’indemnisation, la personne publique doit proposer une offre d’indemnisation à l’exproprié. Elle doit également proposer une indemnisation au locataire occupant et lui proposer une solution de relogement, au moins 6 mois avant son départ. Ces points sont contenus dans la loi relative aux expropriations pour cause d’utilité publique en France mais n’apparaissent pas dans la loi gabonaise.
Néanmoins, il est précisé à l’article 9 du texte de loi gabonais sur l’expropriation que : « En vue de la fixation des indemnités, l’expropriant publie et notifie aux propriétaires et usufruitiers intéressés soit l’avis d’ouverture de l’enquête, soit l’acte déclarant l’utilité publique, soit l’arrêté de cessibilité, soit l’ordonnance d’expropriation.
Dans la huitaine qui suit cette notification, le propriétaire et l’usufruitier sont tenus d’appeler et de faire connaître à l’expropriant, les fermiers, locataires, ceux qui ont des droits d’emphytéose, d’habitation ou d’usage et ceux qui peuvent réclamer des servitudes.
Les autres intéressés seront en demeure de faire valoir leurs droits par la publicité collective prévue au premier alinéa du présent article et tenus, dans le même délai de huitaine, de se faire connaître à l’expropriant, à défaut de quoi ils seront déchus de tous droits à l’indemnité. »
En tout état de cause, la détermination du montant de l’indemnisation peut intervenir amiablement ou faire l’objet d’une décision de justice comme l’indique l’article 11 de la loi n°6/61 du 10 mai 1961 selon lequel :
« À défaut d’accord amiable, les indemnités sont fixées, dans chaque ressort du tribunal de grande instance, par le président de cette juridiction qui peut déléguer à cet effet, par ordonnant-ce, un membre du tribunal. »
Notons encore que l’indemnité doit couvrir l’intégralité du préjudice direct, matériel et certain causé par l’expropriation et que celle-ci comprend à la fois, une indemnité principale correspondant à la valeur du bien exproprié au jour de l’expropriation, et dans certains cas, des indemnités accessoires.
Enfin, conformément à l’article 24 du texte de loi n°6/61 du 10 mai 1961 :« Dans le délai d’un mois, soit du paiement ou de la consignation de l’indemnité, soit de l’acceptation ou de la validation de l’offre d’un local de remplacement, les détenteurs sont tenus d’abandonner les lieux. Passé ce délai qui ne peut, en aucun cas, être modifié, même par autorité de justice, il peut être procédé à l’expulsion des occupants. »
Cette disposition réglemente les expulsions engagées par l’autorité expropriante dès lors que l’indemnité a été versée. De ce qui précède, nous pouvons affirmer sans nous tromper qu’il existe un cadre juridique encadrant la procédure d’expropriation pour cause d’utilité publique au Gabon. Toutefois, les expulsions qui ont eu lieu au quartier Plaine-Orèty suscitent de nombreuses interrogations quant à l’application du texte de loi.
II/ Les expulsions du quartier Plaine-Orèty : quelle application de la loi ?
Le projet d’aménagement d’une cité administrative et d’une voie de contournement au quartier Plaine-Orèty a été déclarée par décrets au journal officiel. Toutefois des zones d’ombre subsistent quant au respect de la procédure contenue dans la loi n°6/61 du 10 mai 1961 (A) permettant de questionner l’hypothèse d’une potentielle mise en cause de l’administration (B).
A/ Des zones d’ombre quant à l’application pleine et entière du processus d’expropriation
Rappelons qu’en droit, l’expropriation pour cause de DUP est un processus légal permettant à l’État ou aux collectivités territoriales de contraindre un particulier à céder sa propriété pour des raisons d’intérêt général. Cette procédure ne peut être prononcée qui si elle répond effectivement à une utilité publique préalablement constatée, après enquête et détermination des parcelles à exproprier.
De ce point de vue, il revient à l’autorité publique expropriante de prouver non seulement qu’une enquête s’est tenue aux fins de constater l’utilité publique du projet et qu’il aura été procédé contradictoirement à la détermination des parcelles. En effet, l’absence de vérification du caractère d’utilité publique du projet et de recours devant le juge administratif, poserait de sérieuses difficultés juridiques susceptibles de priver de bases légales les décrets portant DUP. En France, par exemple, la DUP peut faire l’objet d’un recours en annulation devant le juge administratif dans un délai de deux mois à compter de sa publication au journal officiel ou de son affichage en Mairie.
Le respect de la phase administrative dans ce dossier interroge et cela aurait pour conséquence d’entacher les décrets pris de vice de procédure susceptible d’engager la responsabilité de l’administration. Cette interrogation se pose d’autant plus au regard de la décision rendue par le Tribunal de première instance de Libreville, en date du 09/01/2025 au travers de laquelle, il a été ordonné par le juge civil une expertise cadastrale contradictoire aux fins de déterminer avec précision les parcelles impactées par la zone du projet. Nous ne disposons pas, à ce jour, d’éléments nous permettant d’affirmer que l’autorité expropriante y aurait procédé.
Enfin, se pose indéniablement la question du respect de la phase judiciaire selon le cadre légal en vigueur et notamment s’agissant des indemnisations perçues par les personnes expropriées. En effet, comme indiqué préalablement, une enquête parcellaire doit intervenir lors de la phase administrative de l’expropriation, ce afin de déterminer avec exactitude, les parcelles concernées par l’expropriation. Or dans ce dossier, non seulement la juridiction civile avait ordonné une expertise cadastrale afin de clarifier la situation des parcelles concernées, surtout, l’administration peine à communiquer la liste des personnes qui auraient été effectivement indemnisées.
Cependant, on ne peut parler légalement d’expropriation que pour des particuliers disposant d’un titre de propriété et non pour ceux qui n’en disposent pas, encore moins pour ceux qui ne sont que locataires. L’absence de titre foncier les priverait ainsi non seulement du statut de propriétaire au regard du droit, mais plus encore, de la procédure d’expropriation, notamment en matière d’indemnisation.
Si toute la lumière doit être faite sur les circonstances dans lesquelles l’utilité publique de ce projet a été reconnue et les indemnisations ont été attribuées, la responsabilité de l’Etat dans ce dossier ne manque pas de nous interpeller.
B/ Vers une responsabilité de l’administration ?
Dans cette affaire, l’État aurait manqué à ses obligations en violant la procédure d’expropriation telle que prévue par la loi gabonaise notamment dans sa phase administrative et à tout le moins, dans sa phase judiciaire avec l’épineuse question des indemnisations. Étant donné que les expulsions et démolitions des biens sont en cours, que peuvent faire les populations expropriées illégalement ?
Les contestations des actes administratifs sont soumises à des délais stricts de deux mois à compter de la publication ou notification de l’acte lorsque ce dernier est un acte administratif individuel. Dans notre cas d’espèce, ces délais sont largement dépassés puisque les décrets portant DUP ont été publiés au journal officiel gabonais le 24/02/2024. Surtout, le déclenchement de la phase judiciaire de la procédure et le paiement des indemnisations semblent marquer une acceptation du caractère d’utilité publique du projet par les personnes expropriées.
Toutefois, dans certaines conditions particulières, lorsque l’acte administratif est d’une illégalité telle que son existence même est remise en cause, il est possible d’agir n’importe quand, sans condition de délai, par le biais d’une requête en déclaration d’inexistence. Pour être recevable, ce type d’action doit être dirigé contre un acte dont l’existence même fait débat. Ainsi, la saisine du juge administratif se fait au moyen d’une requête en excès de pouvoir reposant sur des moyens d’illégalité interne et externe susceptible de démontrer l’illégalité de l’acte attaqué. Si cette option est envisageable, elle ne peut se faire qu’avec l’accompagnement d’un professionnel du droit, qui maîtrise le contentieux administratif de l’expropriation.
Aussi, un recours indemnitaire visant à demander réparation à l’État pour les préjudices subis en l’occurrence matériel, économique et moral pourrait être envisagé du fait d’un manquement à une obligation préexistante. Dans cette hypothèse, l’obtention d’une décision de justice allant dans le sens de la reconnaissance de l’inexistence de l’acte administratif litigieux permettrait de renforcer ce recours.
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Pour conclure, l’expropriation pour cause d’utilité publique est encadrée par la loi n°6/61 du 10 mai 1961 sur laquelle reposent les décrets litigieux visant le projet de construction d’une cité administrative et d’une voie de contournement. Comme en France, cette procédure se caractérise par une phase administrative et une phase judiciaire.
Le cas d’espèce révèle des manquements procéduraux de la part de l’Etat gabonais susceptible d’engager sa responsabilité. En effet, de réelles interrogations émergent quant au respect de la phase administrative du projet de construction poursuivi par l’Etat ainsi que sur la réalité des indemnisations perçues.
Afin de prévenir d’autres expropriations de ce type, l’Etat gabonais doit veiller à se munir d’un cadre juridique plus strict et effectif au moyen d’un code de l’expropriation notamment et permettre aux expropriés de disposer de voies de recours claires pour contester le caractère d’utilité publique des projets poursuivis le cas échéant et percevoir des indemnités à une juste valeur dans le respect de la loi.
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