Eclipse solaire sur l’Ivindo et ses affluents
C’est peu dire que l’édition 2021 de la Journée internationale de l’environnement, sur le thème de « la restauration des écosystèmes », a été, à certains égards, une célébration au goût amer dans notre pays. C’est du moins ainsi que je l’ai vécue. A l’invitation des responsables de « Littérature verte » – un Club œuvrant depuis l’année dernière dans l’entretien et l’aménagement des espaces verts au sein de l’Université Omar Bongo –, j’ai participé, le samedi 5 juin, geste à l’appui, à une formidable opération de reboisement, précisément de plantation d’arbustes, visant à « réimaginer, recréer et restaurer » le rapport des acteurs de l’Université à leur cadre de travail.
Mais c’est l’esprit particulièrement préoccupé que je pris congé des lieux à la mi-journée, à la suite d’une soudaine remémoration des évènements de Mékambo, marqués notamment, on le sait, par la mort tragique de Jean François Ndong Aubame. Ce jeune compatriote, arraché brutalement à la vie le samedi 29 mai, était un écogarde, c’est-à-dire, d’après le dictionnaire Le Robert, une personne chargée de s’assurer que les visiteurs d’un site, en l’occurrence le Parc national de Mwagnan, respectent l’environnement. Sa mort violente est, à ce jour, le point paroxystique d’une crise qui aura tenu en haleine, depuis la mi-avril, cette petite localité du Nord-Est du pays, peuplée – et je le sais d’expérience –, d’hommes et de femmes au grand-cœur, dont le vivre-ensemble repose prioritairement sur l’érection de la tolérance et de l’hospitalité en valeurs cardinales ; ainsi qu’en témoigne la place de choix qu’occupe la cigogne noire dans l’imaginaire collectif, à laquelle est assimilé l’autre passant, l’étranger. Comme il est dit dans le proverbe, on doit absolument accueil et protection à ce dernier, d’où l’interdiction formelle de le détester : « ndéka benâ tsenhi, tsenhi b’ingongnet ! ». C’est dire combien ces évènements ont été vécus sur place, à Mékambo, comme un grand malaise dans leur culture.
Chacun le sait, à la suite de deux marches pacifiques, les 17 avril et 24 mai, l’intolérable point de bascule dans la violence est intervenu le 25 mai, avec le saccage des résidences du Préfet du département de la Zadié et du Chef d’antenne local de la Direction générale de la documentation et de l’immigration (DGDI), ainsi que du « village » des écogardes. Ces actes de violences ont été suivis le lendemain, 26 mai, et après, par l’arrestation d’une trentaine de personnes suspectées d’y avoir joué un rôle, parmi lesquelles les responsables du Collectif ayant organisé les manifestations, le Maire PSD de la Commune de Mékambo et le Président PDG du Conseil départemental de la Zadié.
Depuis lors, et il pouvait difficilement en être autrement en pareille circonstance, chacun y est allé de son analyse et/ou commentaire sur le récit des évènements, leur genèse et le contexte global dans lequel ils s’inscrivent : le conflit homme/faune. Si je n’ai aucune compétence technique particulière pour m’exprimer sur ledit conflit, j’éprouve néanmoins une grande méfiance à l’égard de ceux qui, parmi les politiques, les acteurs de la société civile ou les citoyens ordinaires, se prononcent doctement, souvent de manière pressée, sur ce qu’il y a lieu de faire pour sortir de ce conflit. En effet, le peu qu’il m’a été donné de lire, sous la plume de spécialistes aguerris, incite véritablement à la plus grande prudence quant à l’existence supposée de solutions miracles. Je pense notamment au chapitre (p.99-112) que le Pr Guy Rossatanga-Rignault a consacré à l’examen de ce conflit dans son ouvrage paru il y a deux ans : Du village traditionnel au campement urbain. Essai d’anthropologie juridique et politique de l’environnement au Gabon (Paris, Editions Descartes & Cie, 2019). En réponse à la question : comment remédier ou réduire le conflit homme/éléphant ?, il a identifié un éventail de six solutions possibles, dont certaines peuvent faire l’objet de combinaison : la surveillance des cultures, la clôture classique des champs, les clôtures électriques, les dispositifs de répulsion chimique, les dispositifs de répulsion animaux et les dispositifs létaux.
C’est dire la complexité du problème auquel les pouvoirs publics font face. Il leur incombe non seulement de tout essayer mais également d’accompagner la politique de protection de l’environnement et de préservation de la biodiversité – qui vaut au Gabon reconnaissance et considération méritées partout dans le monde – par une pédagogie politique active auprès des populations concernées, à l’échelle du territoire national. Ici gît, à mon humble avis, la faille qui a progressivement conduit à l’engrenage des évènements de Mékambo, plus particulièrement l’étrange atonie politique de ceux qui, parmi nous, au quatre coins de la province de l’Ogooué-Ivindo, disposent de l’autorité nécessaire et suffisante pour s’investir, à maintes occasions, dans le travail de pédagogie politique de proximité auprès des populations dont nous sommes les représentants au sein du centre politique dirigeant. Comment et pourquoi cette faille ?
Avant d’en dérouler la trame, le souvenir des propos de deux acteurs politiques me viennent à l’esprit. D’abord ceux du Ministre André Dieudonné Berre qui lui valurent, à tort, les railleries des adversaires politiques. Je ne me souviens plus des circonstances précises mais parfaitement de leur économie : un parallèle entre, d’un côté, le Président Omar Bongo Ondimba et le soleil et, de l’autre, les membres du gouvernement et les étoiles. Ensuite, l’hommage, il y a un an, du Ministre d’Etat Alain Claude Bilie-By-Nzé à l’ancien Premier Ministre Emmanuel Issozè Ngondet, à la suite de son départ sans retour pour l’autre rive : « Une étoile qui laisse une trace indélébile par son parcours ».
Plus explicite dans le premier cas et moins dans le second, le recours à ce qu’il est convenu d’appeler la métaphore du ciel étoilé de la vie politique, pour évoquer la place et le type de rapport des principaux acteurs du centre politique dirigeant, en l’occurrence le président de la République et les membres du gouvernement, n’est pas sans fondement. Il renvoie à l’affirmation de « l’isomorphisme entre les structures célestes et les structures sociales et humaines ». Ainsi que le souligne le philosophe Bonaventure Mvé Ondo, à propos de la légende du Soleil, de la Lune et des Etoiles : elle « n’a pas seulement […] une signification cosmologique, elle a aussi […] une signification anthropologique. C’est dire donc que les relations humaines sont, chez les Fang, à l’image de celles qu’il y a entre le Soleil, la Lune et les Etoiles. » (Sagesse et initiation à travers les contes, mythes et légendes fang, Libreville – Paris, Centre Culturel français Saint-Exupéry – Sépia, 1991, p.31).
Dans cet esprit, il conviendrait librement de considérer, au regard de l’esprit et de la lettre de nos institutions politiques, pour l’essentiel héritées de la Constitution de la Ve République française, que le président de la République est, pour emprunter l’expression à Olivier Duhamel, « le Chef réel du pouvoir politique » et, partant, du « pouvoir gouvernemental » ; à ce titre, la véritable « tête du ciel » politique (« Nlo dzop »), la source de la lumière, autrement dit le faisceau de lumière dont les rayons parallèles éclairent la vie publique au sein de la République et sur l’ensemble du territoire. Les autres membres du personnel dirigeant, à commencer par ceux du Gouvernement, à l’instar des étoiles, participent à cette entreprise globale d’éclairage, en cela que ces dernières découlent et bénéficient des reflets du soleil : « Outre qu’il vivifie, le rayonnement du soleil manifeste les choses, non seulement en ce qu’il les rend perceptibles, mais en ce qu’il figure l’extension du point principiel, en ce qu’il mesure l’espace. » (Jean Chevalier et Alain Gheerbrant, Dictionnaire des symboles, Paris, Laffont, Jupiter, Bouquin, 1982, p.891).
Comme on peut le constater, il manque dans cette métaphore du ciel étoilé de la vie politique, la référence à un astre pourtant important : la lune. Selon les principes qui gouvernent la mécanique céleste, il existe une « dualité symbolique fondamentale sous-tendue par la dyade Soleil-Lune », tout comme dans un système politique pluraliste, la lune incarne la posture de la dissidence idéologique et du discours politique qui en résulte, c’est-à-dire l’opposition au pouvoir, revendiquant, dans une logique alternative, la légitimité d’être en devenir le véritable faisceau de lumière. Dans ses activités qui la conduisent à tourner cycliquement autour de la terre, de même que celle-ci tourne autour du soleil, il peut arriver que la lune se retrouve en position d’alignement entre les deux, bloquant par sa présence le passage des rayons du faisceau de lumière, et projetant de ce fait son ombre sur la terre. Cet évènement astronomique spectaculaire est connu sous le nom d’éclipse solaire. Pour Gilbert Durand, « L’éclipse, en tant qu’elle marque une disparition, une occultation accidentelle de la lumière, est à peu près universellement considérée comme un évènement dramatique. C’est un signe de mauvais augure, annonçant des évènements funestes. » (Les structures anthropologiques de l’imaginaire, Paris, Dunod-Bordas, 1969, p.389).
C’est, à mon sens, ce à quoi on a assisté politiquement ces derniers temps, au bord de la Zadié, de la Djouah et de la Loué, sur les hauteurs de Mbengouè et de Sassamongo et, très partiellement, au bord de l’Ivindo et de ses autres affluents (Aboye, Liboumba, Mouniandjê, Mvady, M’Voung), ainsi qu’au bord de la Lopé, de l’Okano, de Nké, affluents de l’Ogooué, ainsi que de Fieng.
Dans ce parallèle, une précision s’impose : les évènements de Mékambo ne sont pas proprement politiques, au sens où ils n’ont pas été organisés par des acteurs politiques comme tels et pour des raisons partisanes. Il reste que c’est la lune locale, principale figure locale incarnant, depuis une dizaine d’années, la posture et la parole politiques dissidentes, qui en a été l’efficace porte-voix politique : Arnaud Moandoma Sinandong. C’est un ami de jeunesse, d’une agréable compagnie, avec qui j’ai partagé le banc en classe de 6ème au Collège d’enseignement secondaire (CES) de Mékambo, pendant l’année scolaire 1983-1984, et gardé depuis lors une certaine estime réciproque, malgré les fortes divergences politiques qui nous séparent. On peut dire que c’est de bonne guerre qu’il ait entrepris de capitaliser politiquement les revendications sociales légitimes des populations. Nombreux en France, par exemple, l’avaient tenté, mais sans succès, lors de la crise des Gilets jaunes !
C’est que, dans un système politique pluraliste, l’opposition est intrinsèquement habitée par la volonté de remettre en cause, dans la rue ou dans les Assemblées politiques, l’action des pouvoirs publics, dans une logique de rivalité ouverte pour le pouvoir. (P. Dumouchel). Ce qui, en revanche, apparait moins compréhensible, et qui demeure à ce jour un vivant point d’interrogation politique, est l’absence sur le terrain, des étoiles assignées politiquement à s’assurer de la diffusion continue, dans l’Ogooué-Ivindo, comme partout ailleurs sur le territoire national, des rayons du faisceau de lumière. Il en va ainsi de l’organisation de notre système politique, bien avant l’accession de notre pays à l’indépendance ; il donne à constater, et incite les étoiles à une configuration sous forme de constellations géo-localisées (9). Toute chose qui n’empêche pas l’existence d’étoiles susceptibles de briller plus que d’autres, sans pour autant contrevenir à la nécessité de cohésion et de dynamique collective. Ce que fit avec brio, dans l’Ogooué-Ivindo, le regretté Emmanuel Issozè Ngondet, de 2011 jusqu’à sa disparition, le 11 juin 2020.
Mais il ne faut guère se méprendre sur le rôle des étoiles en général : la légitimité technocratique éventuellement requise, résultant de « la connaissance approfondie et pointue de l’ensemble des dossiers à gérer », doit obligatoirement s’accompagner – et c’est ici que réside la spécificité du métier politique –, de « l’aptitude à identifier les arguments efficaces, à désamorcer les critiques explosives, à traduire en termes accessibles et acceptables par le maximum de citoyens les questions à traiter ou la nature des décisions prises. » (Philippe Braud, Science politique, I. La démocratie). Aussi n’est-il pas sans intérêt de nous demander si, des quatre coins de l’Ogooué-Ivindo, nous avons été collectivement à la hauteur de pareille exigence. Rien n’est moins sûr.
Maintenant que l’autorité de l’Etat a été promptement et fort heureusement restaurée – à l’occasion de la mission effectuée, le 27 mai, par la Ministre d’Etat Denise Mekame’ne, assurant l’intérim du Ministre d’Etat en charge de l’Intérieur, et le Ministre de la Défense nationale, Michaël Moussa Adamo, mandatés par la Première Ministre Rose Christiane Ossouka-Raponda, suivant les instructions du président Ali Bongo Ondimba –, la clémence des autorités judiciaires sollicitée, il nous incombe, des bords de l’Ivindo et de ses affluents, de travailler politiquement à aider Mékambo à retrouver le plus vite le chemin de la paix qu’il n’aurait jamais dû quitter ; car la paix est, selon le fin mot du philosophe allemand Emmanuel Kant, « le souverain bien politique ». C’est sa remise en cause que le Chef de l’Etat, en tant qu’il est le garant de ce souverain bien politique à l’échelle du territoire national, a trouvé à juste titre intolérable, tout en se montrant compréhensif à l’endroit des revendications initiales et légitimes des populations.
Flavien ENONGOUE
Maître-Assistant de philosophie politique
à l’Université Omar Bongo (UOB)