Taux de change et inflation en zone CEMAC: l’exigence d’agir au périgée des réalités économiques
Christian EMANE NNA, nous partage à la faveur de cette tribune, ses réserves sur l’analyse conjoncturelle de la Banque des États de l’Afrique Centrale (BEAC), au sujet de l’impact économique de la dépréciation du franc CFA, en conséquence de celle de l’euro. Dans le même élan, il porte une analyse sur les choix de politique monétaire de l’institution sous-régionale pour contenir l’inflation. Puis, en indiquant les priorités, il relève la nécessité d’engager, dans les différents pays de la CEMAC, des politiques budgétaires permettant de faire face à la baisse du pouvoir d’achat et aux risques de récession.
Crise sanitaire, crise sécuritaire et crise alimentaire, depuis 2020 le monde vit au rythme des bouleversements, des incertitudes et des inquiétudes. La mondialisation qui avait achevé de rendre irréversible l’interdépendance politique, économique, sociale et environnementale des États, a offert depuis deux ans, en conséquences du caractère holistique du libre échange, le confinement et les restrictions pour les particuliers d’une part, le cloisonnement, l’endettement, l’inflation, la stagflation et la récession pour les États, d’autre part. Dans ce contexte, l’Afrique, bien que loin des épicentres des différentes crises internationales, subit les affres et les conséquences de celles-ci, notamment en termes d’approvisionnements critiques et de dépréciations monétaires pour les pays de la zone franc, provoquant ainsi, le renchérissement des coûts des intrants et des extrants.
Pour faire face aux urgences, les gouvernements, partout dans le monde, ont usé des principaux leviers économiques et financiers qui sous-tendent leurs actions, à savoir, les politiques budgétaires et monétaires. Dans cet élan, la majorité des États ont fait le choix d’augmenter les dépenses publiques pour renforcer la résilience de leurs différentes économies. Concernant les politiques monétaires, les choix ont été différents selon les pays et les sphères économiques. Dans tous les cas, il y a eu des ajustements pour tenter de juguler l’inflation, en agissant sur la masse monétaire, les taux de change, les prix à la consommation et la balance commerciale. Ainsi, au sein de la Communauté Economique et Monétaire des États de l’Afrique Centrale (CEMAC), qui regroupe le Cameroun, la Centrafrique, le Congo, le Gabon, la Guinée Equatoriale et le Tchad, une position économique discutable et des options de politique monétaire contrariantes, ont été prises pour atténuer les effets de la guerre en Ukraine.
Taux de change, compétitivité, dette : une approche plus dogmatique que technique
Pour faire face à la crise, la CEMAC, conformément à sa vocation, se doit d’inscrire son action dans une approche de consolidation de l’intégration économique et monétaire et de promotion de la croissance au sein de ses six États-membres. C’est à ce titre, que l’ensemble des acteurs communautaires et nationaux, ont la responsabilité d’agir pour favoriser la cohérence et la complémentarité entre les politiques budgétaires des États et la politique monétaire menée par la Banque des États de l’Afrique Centrale (BEAC). La combinaison de ces différentes politiques doit permettre de garantir l’équilibre budgétaire, la stabilité monétaire et la croissance économique dans les différents pays.
Malheureusement, la situation ne semble pas très bien amorcée. Assurément, le socle d’une action efficace, c’est la justesse de l’analyse dont elle procède et en l’occurrence, la position de la BEAC sur la dépréciation du franc CFA, peut susciter la perplexité. En effet, au regard des carences structurelles des économies de la CEMAC, l’opinion de la BEAC au sujet de l’impact des fluctuations des taux de change sur les balances commerciales de ses États-membres, paraît erronée. La Banque centrale macule son érudition et son autorité sur le sujet, en soutenant que la dépréciation du franc CFA, en conséquence de celle de l’euro, sa monnaie d’ancrage, présente des effets positifs pour la compétitivité-prix des exportations de la sous-région. Cette position de l’institution monétaire semble plus dogmatique que technique.
En effet, la compétitivité-prix qui résulte de la capacité à exporter avec un rapport qualité-prix équivalent ou supérieur à la concurrence, est presque inexistante dans une économie dépourvue de souveraineté industrielle et alimentaire, très peu exportatrice de biens et de services et avec un flux touristique négatif. A l’exception des matières premières dont les cours sont fixés, pour l’essentiel, en dollar, les pays de la CEMAC ont un commerce extérieur déficitaire. Le Cameroun qui réalise 50% des exportations de la sous-région, accuse un déficit de sa balance commerciale avec le reste du monde.
De plus, ne tirant aucun avantage des fluctuations monétaires actuelles, les pays de la CEMAC sont aussi confrontés à d’autres difficultés liées, notamment, aux dépenses budgétaires. Dans un contexte international de dépréciation de l’euro et par transitivité, du franc CFA, de pénurie sur les marchés et d’augmentation des prix des produits importés, les attentes des populations, les engagements, les besoins de financement et les services de la dette des États de la CEMAC, exprimés en dollars, augmentent corollairement. A l’évidence, la dépréciation du franc CFA ne présente à ce jour que des désavantages économiques et financiers pour les pays de la sous-région. En effet, elle est porteuse de baisse de pouvoir d’achat, d’augmentation de la pauvreté, d’endettement public et de risque de stagflation, voire de récession.
Des choix de politique monétaire restrictifs et risqués pour l’investissement et la croissance
A l’analyse, l’inflation dans la zone CEMAC, ne procède pas de l’augmentation de la masse monétaire, elle résulte de plusieurs facteurs exogènes, causés par deux crises internationales successives. Premièrement, la fluctuation de l’euro, monnaie d’ancrage du franc CFA, qui présente une chute de son taux de change bilatéral avec le dollar, atteignant le 12 juillet 2022, la parité de 1 euro pour 1 dollar et qui, dès le lendemain, passait sous le seuil de 1 dollar, contre 1,19 en juillet 2021 et 1,60 en juillet 2008. Au 24 juillet 2022, il faut désormais compter 1,023 euro pour 1 dollar. La monnaie européenne enregistrant sa plus forte baisse depuis son lancement, il y a 20 ans. Au sein de la CEMAC, on compte désormais 642,15 francs CFA pour 1 dollar, en juillet 2022, contre 554 francs CFA en juillet 2021. Deuxièmement, la hausse des cours des matières premières et les fortes spéculations sur les marchés, augmentent, conséquemment, les prix des produits manufacturiers. Enfin, troisièmement, les pays de la sous-région importent l’essentiel de leurs besoins en biens et cette dépendance les expose fortement aux chocs des marchés internationaux. De toute évidence, nous faisons face à une inflation d’importation qui relativise les choix de politique monétaire mise en œuvre par la BEAC. Le rehaussement des taux directeurs décidé par la BEAC pour juguler l’inflation actuelle, semble avoir été dicté par un dogme austéritaire, loin des urgences et des exigences économiques et sociales.
En effet, le Comité de Politique Monétaire (CPM) de la BEAC a opté pour le resserrement sa politique en relevant le Taux d’Intérêt des Appels d’Offre (TIAO) de 3,5% à 4% et le Taux de la Facilité de Prêt Marginal (TFPM) de 5,25% à 5,75. Dans le même élan, la Banque centrale a réduit de 250 à 180 milliards de francs CFA son opération hebdomadaire d’injection de liquidités dans le système bancaire. L’objectif étant de limiter l’accès aux crédits des entreprises et des particuliers pour contenir l’augmentation de la masse monétaire, espérant ainsi, atténuer la pression inflationniste qui pourrait se situer, selon les prévisions à 0,6 point au-dessus de la norme communautaire, soit à 3,6 en 2022, contre 1,4 en 2021. Il faut noter au passage, que le taux optimal pour soutenir le niveau global des prix est de 2%, une déflation pouvant être plus préjudiciable à l’économie que l’inflation.
Au demeurant, au regard de la quantité de monnaie en circulation qui a atteint 15 194 milliards de francs CFA en 2021, contre 13 532 milliards de francs CFA en 2020, soit une croissance de la masse monétaire de 12,3%, avec une prévision de 13,5% en 2022, en lien avec la production de richesse, en y ajoutant l’exogénéité des causes de l’inflation, les décisions de la BEAC, apparaissent singulièrement contraignantes et restrictives. En comparaison, dans la zone euro, la Banque centrale européenne (BCE), vient d’amorcer un tournant historique, en relevant pour la première fois depuis 11 ans, ses taux directeurs négatifs. En effet, le principal taux d’intérêt passe ainsi à 0,5%, au-dessus de zéro, où il campait depuis 2016. Tandis que le taux taxant une partie des liquidités bancaires non distribuées en crédit, négatif depuis 2014, remonte de -0,5% à zéro. Là aussi, l’objectif est de baisser l’inflation qui, en l’occurrence, a atteint en juin dernier, 8,6% sur un an et pourrait encore monter dans les mois à venir. Mais il faut noter que même avec une inflation 2,4 fois plus forte que dans la zone CEMAC, la zone euro maintient ses taux directeurs à un niveau extrêmement bas pour soutenir la croissance.
Avec des économies peu diversifiées et centrées sur les industries d’extraction au détriment des industries de transformation au sein de la CEMAC, le relèvement des taux directeurs pour rendre les crédits moins accessibles aux agents économiques, limitant, in fine, leurs capacités à investir et à consommer, peut compromettre la croissance dont la prévision régionale est de 3,5% en 2022. L’option de stabilité monétaire de la Banque centrale n’est donc pas sans risque de stagflation, voire de récession. Par ailleurs, limiter l’accès au financement en réduisant conséquemment l’investissement et en obérant le développement d’une offre domestique compétitive, peut favoriser continuellement l’inflation par le recours aux importations pour couvrir la demande intérieure, en confortant, inopportunément, l’exposition aux fluctuations des marchés internationaux.
Face à l’inflation, la politique budgétaire : un levier de soutien aux plus démunis
Bien que touchant la quasi-totalité des pays dans le monde, les conséquences de la crise en Europe auraient été moins importantes au sein de la CEMAC, si nous n’avions pas des carences structurelles en termes de souveraineté industrielle, commerciale, monétaire et alimentaire. Encore une fois, nous subissons une inflation d’importation, causée par les effets combinés de la hausse des cours des matières première, notamment de l’énergie, de la pénurie des extrants et des produits alimentaires, auxquels s’ajoutent les fluctuations du taux de change et la faible accumulation des réserves de change de la CEMAC. En conséquence, cette situation pourrait être périlleuse pour les pays de la CEMAC. En effet, la croissance pourrait en pâtir avec un impact dévastateur sur le plan social, si les mesures de politique monétaire, restrictives pour l’investissement, ne sont pas rééquilibrées par des mesures budgétaires de soutien à la consommation.
En dépit de l’impossibilité de dissoudre à court terme nos carences de souveraineté économique, nous ne devons pas nous résoudre à subir les effets de la crise sans y apporter des réponses. Pour ce faire, les instances de la CEMAC doivent inciter les États-membres à prendre des mesures conjoncturelles en matière de politique budgétaire, qui auraient un impact immédiat sur le pouvoir d’achat des ménages.
Dans cet élan, un train de mesures avec des formules ayant fait leurs preuves pourrait être engagé. Premièrement, la mise en place d’un blocage des prix sur une liste de produits et services couvrant les besoins primaires des populations, notamment dans les domaines alimentaire, de la santé, de l’éducation, des transports, du logement, de l’eau et de l’électricité. Deuxièmement, la gratuité ou la réduction du coût d’un certain nombre de démarches et d’actes administratifs. Pour garantir l’efficacité et l’équité des ses mesures, elles seraient ciblées aux populations les plus vulnérables grâce à des mécanismes d’identification des bénéficiaires et de plafonnement des consommations.
La mise en œuvre de ces mesures libérerait du pouvoir d’achat au profit des ménages les plus démunis, en soutenant, conséquemment, la consommation et donc la croissance. Aussi, ces mesures, pour leur applicabilité, seraient contenues dans des dispositifs d’exonérations fiscalo-douanières, de fixations et de réductions des prix à la consommation au sein de chaque États, au périgée des réalités économiques et sociales.
Au registre de la soutenabilité financière, les dépenses fiscales pour le soutien au pouvoir d’achat, seraient compensées par les surplus de taxes en valeur, engendrés par l’inflation sur les produits non concernés par les dispositifs d’aide à la consommation d’une part. D’autre part, une partie des plus-values tirées de l’augmentation des prix des matières premières abonderait le financement desdits dispositifs. Ainsi, ces recettes pourraient servir aux plus grand nombre et particulièrement, aux démunis.
Christian EMANE NNA Spécialiste en Management des Politiques Publiques