Finances publiques du Gabon : l’assassinat du Code des marchés publics au cours de l’exercice budgétaire 2025

Ahurissante déclaration du Conseil des ministres du 30/05/2025 – par la voix du porte-parole du Gouvernement – dans un contexte de nouvelle République, la Ve, alors même qu’une Constitution vient d’être adoptée et les institutions ‘’ restaurées ‘’ en vue d’améliorer, entre autres, la gouvernance financière publique : « (…) le Conseil des ministres a exprimé sa vive préoccupation face au constat selon lequel, 93, 25% des marchés publics en valeur ont été attribués par entente direct dans le cadre de l’exercice budgétaire 2025 (…) ». Si cette déclaration ne fait rien d’autre que confirmer le règne de la mauvaise gestion des finances publiques au sommet de l’Etat, elle présente néanmoins des conséquences multiples.
- L’atteinte à l’Etat de droit
Tout Etat qui se respecte doit revêtir les chatoyantes couleurs de l’Etat de droit. Celui-ci, s’opposant à l’Etat de police où règne l’anarchie et la chaos, ne signifie rien d’autre, dans une moindre mesure, que la soumission de l’Etat à la norme juridique, au droit. Dans ce sens, on parle également du principe de légalité.
L’Etat de droit est donc une garantie des citoyens contre l’arbitraire, l’incohérence ou l’inefficacité de l’action administrative. Or, visiblement l’Etat gabonais, récemment entré dans la Ve République avec des institutions pourtant restaurées, semble prendre une trajectoire aux antipodes de l’Etat de droit par une violation manifeste du Code des marchés publics : « 93, 25% des marchés publics en valeur ont été attribués par entente directe dans le cadre de l’exercice budgétaire 2025, en violation manifeste de l’article 71 du Code des marchés publics qui plafonne ce mode dérogatoire à 15% ». Dès lors,on peut s’apercevoir que l’Etat gabonais, sous la Ve République, renoue avec la culture du non-droit qui a depuis toujours caractérisé l’administration gabonaise.
L’affaire est grave ! Car, le problème ici n’est pas seulement la violation à proprement parlé de la LOI – des marchés publics – qui est une vieille maladie de l’Etat gabonais avec laquelle les citoyens vivent honteusement depuis toujours. Le problème est aussi et surtout le fait que ce comportement maladif intervient sous le régime de transition et est promu par les nouveaux dirigeants censés être le remède à celui-ci par la défense l’Etat de droit qui semble finalement être une chimère au Gabon.
Pire encore est le fait que pendant la période de la transition étaient à de hautes fonctions des personnalités qui autrefois récusaient cette pratique du recours excessif à l’entente directe (gré à gré) comme mode de passation des marchés publics. On se souvient à l’époque de Monsieur Raymond NDONG SIMA qui, dans son courrier n° 00958/PCPM/DJ/GMB du 23 août 2012 adressé au Directeur Général de l’ancienne Agence Nationale des Grands Travaux (ANGT), alertait sur la quasi-systématisation de l’entente directe dans la passation des marchés publics. Selon ses propos dans ce courrier, sur 713 marchés identifiés en 2012, 328 soit 46% ont été attribués par entente directe toute administration confondue. Il est donc aujourd’hui étonnant de constater qu’on soit passé à 93, 25% de passation des marchés publics par entente directe au cours de l’exercice budgétaire 2025 alors que Monsieur Raymond NDONG SIMA était premier ministre du Gouvernement de transition, c’est-à-dire dans un contexte de restauration des institutions. Faut donc croire que la question de la restauration de la dignité des gabonais et des institutions se trouve encore une fois interrogée.
- La violation des principes généraux de la commande publique
Il va de soi que le non-respect du droit, notamment du Code des marchés publics, par l’administration publique en utilisant l’entente directe (procédure du gré à gré) à hauteur de 93, 25% – alors que le recours à cette procédure dérogatoire est limité à 15% par ledit code – s’accompagne nécessairement d’une violation des grands principes qui régissent/organisent la commande publique au Gabon, et même un peu partout dans le monde. Ces principes généraux prévus à l’article 5 alinéa 1 du Code des marchés publics, et dont le respect est obligatoire par les autorités contractantes, sont : la liberté d’accès à la commande publique, l’égalité de traitement des candidats et la transparence des procédures.
Il faut préciser que ces principes (liberté…égalité…transparence), certes différents, sont en réalité complémentaires mais surtout concourent à la réalisation d’un seul et même objectif : la mise en concurrence équitable des candidats à la commande publique. Dans cette optique, ils sont d’une importance capitale dans la mesure où la concurrence apparaît être un élément de l’intérêt général en tant qu’elle est une garantie de la meilleure efficacité dans l’utilisation des ressources. On peut donc comprendre pourquoi ces trois grands principes ont été promus au rang de principes constitutionnels par le Conseil constitutionnel français (CC, 26 juin 2003). Ce qui pousse certains à les considérer, à juste titre, comme des principes fondamentaux de la commande publique.
Ainsi, le recours à l’entente directe dans la passation des machés publics à 93, 25% par les autorités gabonaises en violation flagrante de l’article 71 du Code des marchés publics, est une entorse aux principes fondamentaux de la commande publique (article 5 alinéa 1) et donc une transgression du principe de libre concurrence (article 6 alinéa 1) et, de ce fait, une atteinte à l’intérêt général.
- Les malversations financières
Des études scientifiques ont démontré que les Etats africains sont des Etats néo patrimoniaux caractérisés, entre autres, par la politique du ventre (Voir Jean-François BAYART, L’Etat en Afrique, la politique du ventre). Et le Gabon ne fait pas exception. Ainsi, la violation de l’article 71 du Code des marchés publics n’est pas un simple dysfonctionnement administratif/institutionnel ponctuel pouvant se justifier par la tentation des autorités gabonaises de privilégier la simplicité/flexibilité de la procédure de gré à gré au détriment de la complexité/rigidité du mécanisme des appels d’offres. En fait, on veut dire que si l’argument de la simplicité procédurale du mécanisme de l’entente directe (gré à gré) peut être en soi valable, il est plutôt largement inopérant dans le contexte gabonais du point de vue de la sociologie de l’Etat qui nous laisse voir, à juste titre, un Etat malade de ses dirigeants kleptocrates qui ne pensent qu’à remplir leurs ventres de l’argent public. A ce titre, plus qu’autre chose, la violation de l’article 71 du Code des marches publics, par le recours excessif à la procédure de gré à gré, laisse largement place à un fort soupçon de malversations financières. Celles-ci, sans prétendre à l’exhaustivité, peuvent être de nature diverse :
La corruption : en nous référant à l’ouvrage Le Prince de Nicolas Machiavel, on peut remarquer qu’au sommet de l’Etat le Gabon est victime de deux formes de corruption que sont : « la corruption spirituelle » – qui renvoie à la confusion du pouvoir et du savoir – et « la corruption matérielle » qui s’identifie à la confusion du pouvoir et de l’avoir. En nous focalisant uniquement sur la corruption matérielle qui nous intéresse ici, elle peut se définir comme le fait qu’un agent public propose, offre, donne un avantage ou se laisse acheter au moyen d’offres, promesses ou dons en vue d’accomplir un acte de sa fonction ou de s’en abstenir. Il est important de noter que cette forme de corruption a malheureusement envahi toutes les structures et tous les niveaux de responsabilité publique. C’est ainsi qu’on peut observer des enseignants livrer à leurs élèves ou étudiant(e)s des sujets d’examens contre des rémunérations financières ou sexuelles. De même, les policiers utilisent leurs uniformes pour pratiquer des rackets sur les taxis. Dans les hôpitaux publics, on peut noter la vente irrégulière d’ordonnances médicales ou de carnets de vaccination à des personnes lambdas moyennant une contrepartie financière. Plusieurs autres secteurs sont également concernés par le phénomène de la corruption : les service des impôts, du trésor ou de la douane, etc.
Le détournement des deniers publics : est un acte par lequel un agent public détourne de sa destination, à son profit ou à celui de tiers, de l’argent appartenant à l’Etat qui a été mis en sa possession en raison de ses fonctions à des fins de gestion, de garde ou autres.
La prise illégale d’intérêts : le fait pour une personne dépositaire de l’autorité publique ou chargée d’une mission de service public, de pendre, recevoir ou conserver, directement ou indirectement un intérêt quelconque dans une entreprise ou une opération dont elle a, au moment de l’acte, tout ou partie, la charge d’assurer la surveillance, l’administration, la liquidation ou le paiement. Pour prendre un exemple, c’est le cas lorsqu’un ministre passe des contrats pour des travaux publics (adduction d’eau, distribution d’électricité, marchés de fourniture, etc.) avec une société dont il est un des associés ou son fils le gérant.
La surfacturation : pratique consistant à facturer un bien ou un service à un prix supérieur au prix réel. Cette pratique est généralement effectuée dans une intention frauduleuse : camoufler un transfert illégal ou occulte de fonds.
- La portée de la déclaration du Conseil des ministres du 30/05/2025
La déclaration du Conseil des ministres du 30/05/2025, par la voix du porte-parole du Gouvernement, relative à la violation de l’article 71 du Code des marchés publics implique à l’évidence un renforcement de la transparence et du contrôle des procédures de passation des marchés publics. Par ailleurs, il est un élément encore plus déterminant à prendre en compte c’est la sanction.
D’abord, la sanction administrative pour comportement indélicat relatif à violation des dispositions du Code des marchés publics à travers le dépassement du plafond de 15% prévu pour le recours au mécanisme de l’entente direct.
Ensuite, la sanction financière. Danscette optique, je propose que « la faute de gestion »soit également reconnue pour les ordonnateurs principaux afin que leur responsabilité financière puisse être mise en jeu par la Cour des comptes. En effet, il est important de savoir qu’en l’état actuel du droit, si « la gestion de fait » concerne et touche tous les ordonnateurs sans exception, la faute de gestion en revanche ne concerne pas les ordonnateurs principaux, c’est-à-dire les responsables politiques (ministres, élus locaux, etc.) qui ne peuvent être jugés et sanctionnés par la Cour des comptes sur ce terrain. On rappelle que la déclaration de faute de gestion est « une décision rendue par la Cour des comptes lorsque des infractions à la légalité financière ont été commises (engagements irréguliers, dépassements de crédits, octroi d’avantages indus à autrui ou à soi-même, etc.) » (Voir Fidèle MENGUE ME ENGOUANG, Les finances publiques du Gabon, droit budgétaire et droit de la comptabilité publique). A ce titre, la faute de gestion concerne donc certaines irrégularités liées par exemple aux modalités de passation de marchés publics, qui ont pu échapper à la vigilance des différentes autorités de contrôle de la dépense. D’ailleurs, le CHFP de la CEMAC, en vue de qualifier les différentes irrégularités financières renvoyant à une faute de gestion, prévoit à l’article 75 de la Directive n°1/11-UEAC-190-CM-22 relative aux lois de finances (DLF) que « la faute de gestion est constituée par : (…) Le fait, pour toute personne dans l’exercice de ses fonctions ou attribution, d’enfreindre de manière grave ou répétée les dispositions législatives ou réglementaires nationales destinées à garantir la liberté d’accès et l’égalité des candidats dans les contrats de commande publique (…) ».
Enfin, la sanction judiciaire en ce qui concerne les malversations financières (corruption, détournements des deniers publics, prise illégale d’intérêts, etc.).
Cependant, il est malheureux de constater qu’au Gabon l’impunité des dirigeants est érigée en norme de conduite dans les affaires publiques. Et que les sanctions administrative, financière et judiciaire restent des outils instrumentalisés, généralement utilisés sur fond de conflits politiques.
Alexandre BARRO, juriste en Droit public – financier
GMT TV