Condorcet sur le pont de l’Ivindo
Son visage et son nom – en réalité son prénom usuel – étaient bien connus des passants qui, d’une rive à l’autre, avaient fini par intégrer sa présence sur le pont comme faisant partie du paysage ; et le saluer relevait presque du décorum, bien que de condition très modeste. Au premier chant du coq, tout de blanc vêtu, il venait pour la brise matinale, mais la ville lui prêtait le pouvoir de parler aux génies des eaux profondes, encore davantage ceux de mon âge qui avaient lu ou entendu parler de Magie noire au bord de l’Ivindo, du poète Raphaël Misère-Kouka.
C’est que, depuis une bonne dizaine d’années, Kondos – diminutif local de Condorcet – s’était construit une réputation non usurpée d’avoir l’œil parfait, en particulier lors des rendez-vous électoraux. Pas au sens médicinal d’un œil emmétrope, qui permet une excellente vision, mais au sens ésotérique, qui associe l’acuité visuelle à la faculté de voir au-delà des phénomènes et d’accéder à la pleine connaissance de soi. En un mot, Kondos avait le troisième œil, celui qui permettait, à chaque fois, et quelle que soit la circonscription, tout comme le mode de scrutin, de porter toujours son choix sur le vainqueur. Des élections locales de 2008, auxquelles il participait pour la première fois, car ayant atteint cette année-là la majorité civique, à celles locales et législatives de 2018, en passant par les présidentielles de 2009 et 2016 et les législatives de 2011, il n’avait jamais manqué l’occasion de porter le prénom, Condorcet, que ses parents lui avaient donné à sa naissance, le 9 août 1990, dans les locaux de l’infirmerie de l’Université Omar Bongo, au retour d’un meeting politique très chahuté.
Le couple d’étudiants, menant conjointement des recherches de sociologie électorale, occupait un appartement dédié au concierge dans l’un des six pavillons de la Cité universitaire. Ils étaient tous les deux tombés en admiration du mathématicien, philosophe et homme politique français, Nicolas Condorcet (1743-1794), à la lumière surtout de sa théorie mathématique des élections exposée essentiellement dans l’Essai de 1785 puis dans nombre de travaux ultérieurs. Le contexte politique y était pour beaucoup : le Gabon renouait avec les élections pluralistes à la suite de la fermeture, quelques mois auparavant, précisément à la Conférence nationale de mars-avril 1990, de la longue parenthèse du parti unique. C’est en lisant Nicolas Condorcet, plus qu’en écoutant les candidats, qu’ils étaient parvenus à mieux cerner le sens réel de la compétition électorale et à se faire une opinion éclairée qui, depuis lors, les a préservés du désenchantement, de la fatigue électorale, à mesure que l’expérience se renouvelait périodiquement : « le but auquel on doit tendre est celui de connaître l’individu préféré par la majorité, de donner la place au plus digne, […] le but d’obtenir une grande probabilité de ne confier la place qu’à un homme qui en est vraiment capable doit être subordonné au premier, n’être recherché que subsidiairement et comme un dédommagement très réel à la vérité de n’avoir pu y atteindre. » On comprend pourquoi le couple prétendait, plus à raison qu’à tort, n’avoir jamais adhéré, s’agissant des élections, à la rengaine de « l’homme qu’il faut à la place qu’il faut », car ils savaient depuis les bancs de l’Université que, en la matière, ici comme ailleurs dans le monde, ainsi que l’avait démontré Nicolas Condorcet, la préférence des électeurs ne se recoupe pas forcément avec la légitimité technocratique éventuelle des candidats.
Ils n’avaient donc jamais été surpris par la remarquable clairvoyance du fruit de leurs entrailles à opérer, à chaque fois, le choix du candidat toujours victorieux – que les spécialistes des questions électorales désignent sous le nom de « Vainqueur de Condorcet », pour traduire la situation d’un candidat sur lequel se porte majoritairement le choix des électeurs quel que soit l’adversaire. L’œil parfait de Kondos métaphorise donc à la perfection le comportement de l’électeur Ogivin au cours au moins de la décennie 2008 – 2018, ainsi qu’on peut le constater dans les résultats de l’enquête statistique qu’il m’avait été donné de réaliser dans le cadre d’une étude plus large, à l’échelle nationale, sur l’analyse écologique de la configuration géographique du vote PDG entre 2008 et 2018 (« Le ciel électoral brille davantage à l’Est », dans Rituel du vote, représentation nationale et démocratie au Gabon, Le Politiste. Revue gabonaise de science politique, n°5, Libreville, Editions Raponda-Walker, 2019, p.245-289). Il serait intéressant, le moment venu, de confronter les hypothèses sous-jacentes aux résultats des trois scrutins prévus en 2023, afin d’en évaluer la corroboration sur une période plus longue. Que nous disent précisément les chiffres de la décennie 2008-2018 ?
A la courbe exponentielle des suffrages en faveur des candidats du Parti Démocratique Gabonais (PDG), passant progressivement de 6 996 voix aux locales de 2008 (la dernière élection sous Omar Bongo Ondimba), à 14 170 voix aux législatives de 2018, correspond une diminution des suffrages des autres candidats dont le niveau global (8 806 voix) était pourtant supérieur à celui du PDG (6 966 voix) en 2008.
Ces statistiques électorales de la décennie 2008-2018 participent en réalité d’un comportement électoral observable à long terme et sur l’axe géographique intégrant les trois provinces de l’Est. A savoir que, au plus fort de la contestation électorale de l’hégémonie politique du PDG, particulièrement lors des élections présidentielles de 1993, 2009 et 2016, les provinces du Haut-Ogooué, de l’Ogooué-Ivindo et de l’Ogooué-Lolo constituent des citadelles électorales, à travers une « géographie électorale inverse de celle du reste du pays ». A s’interroger sur les raisons fondamentales, il y a lieu d’y voir, au-delà des sempiternels débats autour du soupçon sur la magistrature des chiffres électoraux, la traduction d’un ancrage politique réel selon trois modalités particulières à ne pas confondre : fief pour le Haut-Ogooué, bastion pour l’Ogooué-Lolo et terre d’élection pour l’Ogooué-Ivindo.
Or, s’agissant de cette dernière localité, nombreux sont parmi les acteurs politiques nationaux et les observateurs à relever le grand paradoxe politique d’une région qui, potentiellement parmi les plus riches, est la plus déshéritée du pays, mais demeure, scrutin après scrutin, sous l’emprise électorale du PDG. A l’analyse, on s’aperçoit en réalité que le paradoxe que certains soulignent, quand d’autres raillent l’inintelligence politique des populations, relève à mon sens d’un formidable malentendu. Comme je l’avais démontré ailleurs dans une étude parue en 2019 (« La palabre du fer. Discours sur la méroïsation de Mékambo »), il est un trait de caractère fondamental des populations de cette région, une attitude d’esprit générale forgée dans les épreuves de l’histoire, qui fait qu’elles accordent largement une priorité à ce qu’il convient de désigner « l’éthique de la considération » dans leurs relations avec les acteurs politiques locaux et nationaux. Depuis qu’elles avaient globalement tourné le dos à l’UDSG de Jean-Hilaire Aubame à l’aube de l’indépendance, pour rejoindre le BDG de Léon M’Ba, dont le PDG est l’héritier, elles croient, à tort ou à raison, que c’est ce parti qui, de temps à autre, traduirait le mieux ladite éthique de la considération au regard du mépris social et politique dont elles feraient souvent l’objet.
Aussi, pour tenter de conquérir au PDG cette terre d’élection, il ne suffit pas d’aller prêcher aux populations, le temps des tournées (pré)électorales, les vertus supposées salvatrices de la réclamation politique, et d’en appeler à la nécessité de l’émergence en ce lieu du citoyen-électeur sous la nouvelle figure du réclamant. Il est indispensable d’identifier d’abord ce qui structure objectivement les imaginaires politiques des populations, et qui explique que, sur le pont de l’Ivindo, Condorcet, grâce à son œil parfait, porte toujours son choix sur le vainqueur. Il est illusoire de considérer, ici comme ailleurs, que les raisons pour réclamer, en l’occurrence l’alternance, seraient forcément partout les mêmes sur toute l’étendue du territoire. Il en existe plusieurs, tributaires du contexte, donc du temps et de l’espace, et caractéristiques du « microclimat politique et électoral » à prendre en compte dans l’action comme dans la réflexion.
Flavien ENONGOUÉ
Maître-Assistant de philosophie politique
à l’Université Omar Bongo