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An 61: Au détour de l’histoire !

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Au XVe siècle, le hasard historique fit débarquer les flibustiers portugais en route vers l’Asie, sur les côtes vierges de ce qui devient le Gabon. Le Gabon mérita dès lors son nom de terre d’opportunités et entra dans la gravitation de « l’économie monde » (Braudel). Les Européens en ressentirent la nécessité de s’y installer pour le temps de retrouver des forces. Le provisoire devint définitif. Cette destinée est souvent expliquée par une formule ramassée : le « doigt de Dieu » (sorte de « On va encore faire comment ? » des Gabonais), c’est-à-dire la « force des choses ». Cette explication est un pis-aller : aucun territoire africain n’a choisi de façon volontaire, à l’autonomie, l’assujettissement, à l’indépendance, la dépendance, à la liberté, l’esclavage… Hegel a d’ailleurs soutenu que chaque peuple tendait vers la pleine conscience de soi et la possession d’un « Etat » accompli. 

La conquête du territoire et des esprits fut si rapide que s’installèrent les premiers comptoirs européens sur la côte occidentale de l’Afrique (pays mpongwè), donnant naissance à une odyssée esclavagiste dont les conséquences se sont étendues sur plus de cinq siècles. L’incrédulité des populations gabonaises n’eut d’égale que la supercherie des Européens qui confectionnèrent une stratégie d’invasion du territoire au moyen d’artifices spécieux : la civilisation, la religion, l’amitié. C’était le temps de l’invention de la personnalité juridique de la royauté gabonaise côtière (tous les chefs furent faits rois en leurs terres), reprise par tous les manuels d’histoire du Gabon et enseignée aux enfants. Les terres dirigées par des pouvoirs acéphales furent cédées à la France par un tour de prestidigitation juridique (traités) qui n’exigea aucun effort particulier aux envahisseurs. Que les chefs eussent été plus inspirés de s’y opposer farouchement ? Des tentatives furent menées. La première est, paradoxalement, le fait du plus francophile des Gabonais, le roi Denis, qui, un temps, fit face aux critiques de l’administration coloniale qui dénonçait son « indolence » à lutter contre les « pratiques fétichistes » de certains de ses sujets. Il eut une implacable intelligence des enjeux du moment – très peu d’entre nous sont capables aujourd’hui d’une telle hauteur d’esprit – : « Mon peuple m’obéit sous réserve que je ne [contrarie] pas ses usages » (Louis d’Estampes, 1892 ; abbé Raponda Walker, 1960). Son fils et successeur, Félix-Denis Rapontchombo « l’homme le plus dangereux » du Gabon (disaient les administrateurs coloniaux), eut maille à partir avec la France dès 1884 à la suite du mouvement de révolte déclenché par les Mpongwe (Ndjoyi, 2008). Il préfigure la participation de l’élite gabonaise (de la coloniale) aux luttes politiques pour l’émancipation du pays. En effet, de bonne éducation, il avait su saisir les contradictions de la civilisation occidentale, notamment « la divergence entre la rhétorique de l’assimilation et le caractère autoritaire de l’administration française au Gabon ». Il opposa ce que l’on nomme de nos jours la « citoyenneté » au pouvoir oppressif des administrateurs coloniaux restés fidèles aux idées à leur mission civilisatrice. D’autres exemples plus populaires sont à retenir. Pour des raisons commerciales et nationalistes, des révoltes éclatent sur l’Ogooué contre les explorateurs Alfred Marche et le Maquis de Compiègne (Owaye, 2020). En 1867, le roi des Enengas, Rempolè s’opposa aux Français (Ratanga Atoz, 1973). 

A l’ordre des grandes révoltes politiques et commerciales, figurent celles des Komi entre 1879 et 1881 ; des populations Ngubi (en 1885) qui voulurent incendier le poste militaire afin de chasser de leur territoire l’envahisseur colonial. On ne peut minorer l’action des chefs de Mayumba, Mani Mitchindo et Mamambi contre l’autorité coloniale, la révolte du chef Ndendé en 1893 (Metegue N’Nah, 1981). C’est dans le même sens qu’interviennent les insurrections armées des Yaka (Punu) de la région de Tchibanga-Moabi ; de Nyonda Makita, de son vrai nom Mam’kita, qui goûta, pour emprunter le mot de Jean Divassa Nyama, à « l’amer saveur de la liberté » ; le « Mouvement des Binzima » en pays fang entre 1907 et 1910. Moins connues sont les résistances en pays tékè, qui refusèrent tout contact direct avec l’homme blanc (Alihanga, 1976) ; le soulèvement des Ambaama d’Okila (juillet 1924) et d’Otala, la guerre de Nkabi, l’un des grands dignitaires téké (1928). 

En fait, le refus colonial a été systématisé entre 1910 et 1930 sur presque tout le territoire gabonais, constituant ainsi un levain pour la construction de l’identité collective gabonaise portée par quelques figures devenues emblématiques : Emane Tole (en pays fang) qui organisa une résistance armée dans la région de Ndjolé dès 1886 et le « blocus de l’Ogooué ») en 1901, avant de se constituer prisonnier, en septembre 1902 ; Bombi Mondjo (Mbombè-a-Gnangé) de l’Ofooué N’Gounié (révolte des Issoghos) et son « lieutenant » Mokongo N’Doute (ou Ndute) en 1903. Installés à Kembélé, ces hommes s’opposaient à l’installation d’un poste militaire colonial sur leurs terres, s’insurgeaient contre l’impôt et les mauvais traitements que leur infligeaient les agents des factoreries. Capturés par traîtrise, les deux hommes sont mis aux arrêts, le 30 juin 1908. Entre temps, en 1909, sur ordre du Lieutenant-gouverneur du Gabon, 9 chefs mocabe qui soutenaient une révolte dans la Nyanga, avaient, eux-aussi, été condamnés à la déportation en Oubangui-Chari. Kassa-Maviri, le principal dissident mocabe capturé, « avait été exilé à Brazzaville. Mais il avait réussi à s’évader et à regagner son pays » (Juste-Roger Koumabika). Entre 1928 et 1929, date à laquelle l’administration coloniale dut faire face à la dernière grande dissidence des populations gabonaises, précisément des Awandji dans la région de Lastourville sous la conduite du chef Wongo et son neveu Lessibi du village Tsenga (Koumabila). Après de mémorables épopées de résistance, ils se rendirent aux autorités coloniales, le 09 août 1929. Le chef galwa nommé Maguissè fut, pour avoir boycotté le commerce européen, déporté à Dakar. Tous ces héros eurent un même sort : les uns furent emprisonnés, déportés (certains trouvant la mort durant l’odyssée de la déportation), les autres assassinés dans les geôles coloniales. Les principaux chefs d’accusation portés contre ces pré-nationalistes étaient les suivantes : « insurrection », « terrorisme » et/ou « pratique fétichiste ». La déportation sanctionnait les délits d’insurrection, de désertion militaire, d’évasion, d’homicide, de récidive, de détournement de deniers publics. Les mailles des filets de l’administration coloniale ne laissèrent aucune chance à ces résistants qui défiaient, parfois l’arme aux poings, les colonnes militaires françaises. Ils étaient systématiquement pris en chasse pour des délits fourre-tout comme l’indiscipline, la mauvaise conduite ou le mauvais esprit.

Parler des conséquences d’une attitude réfractaire à la sujétion française, c’est essayer de comprendre à rebours les contradictions du Gabon d’aujourd’hui : un « pays » extériorisé à la limite du renoncement. Quelle expression de cette attitude donner en exemple ? Celle d’une histoire captée et à rebrousse-poil. Etonnement, les Gabonais semblent moins enclins que les autres peuples à se battre pour leur liberté (de l’indépendance, le Gabon n’en voulait pas disait Elikia M’Bokolo). Ce pêché infantilisant ne les aurait nullement lassés et expliquerait les années de parti unique vécues comme un âge de paix et d’unité, en dépit de ses excentricités partout dénoncées. On revient de temps à temps, sur les fondements anciens d’un peuple vaincu par l’esclavagisme, mais aussi sur le mythe du « Gabon, plus petite France », pour désigner un territoire dont le peuple se montra plus que de raison profondément francophile et maladivement attaché aux privilèges de la société industrielle sur laquelle elle n’avait pourtant aucune emprise. Le Gabon, tel qu’il nous est ainsi décrit est celui de l’exacerbation « des petits bonheurs, des pensées rétives, de l’individualisme atrabilaire », d’un territoire qui s’est rendu incapable d’une projection nationaliste ou d’une acceptation positive de son africanité malgré les modèles (résistants) dont il aurait pu s’inspirer. Aucun esclavagisme n’était suffisamment grand pour obstruer la recherche d’une quiétude à laquelle on vouait tout, même au prix d’un abaissement moral le plus inconséquent. 

En 1960, fleurit le sermon d’une « Afrique aux Africains » auquel s’agrippa des micro-sermons nationalistes ( ?) tel que « le Gabon aux Gabonais » exprimé par Léon Mba sous la formule « Gabon d’Abord ». Cela n’empêcha nullement la prégnance de compromissions qui anesthésièrent la pensée et surtout l’idée de liberté du peuple. La civilisation gabonaise rimait, depuis des siècles, avec « occidentalisation ». Pays d’assimilation, le Gabon s’est « indolorisé », devenant un réceptacle inerte, mais joyeux, de toutes les avaries morales venues d’ailleurs. 

On ne saurait oublier, pour autant, « l’autre Gabon » (certes minoritaire), celui de la résistance plus haut évoquée. Résistance à l’impérialisme occidental ; ensuite, résistance à la coloniale et enfin résistance aux idéologies d’importation. On ne citera jamais assez l’engagement sacrificiel des chefs locaux qui se sont levé contre le rapt de leurs populations soit à de fins esclavagistes, soit à de fins militaires ou de travail forcé. Les jeunes engagés dans l’infanterie coloniale en 14-18, les luttes politiques du personnel politique local des années trente quarante et cinquante sont l’expression d’un éveil pré-nationaliste dont le souvenir répond en écho quand, à chaque fois, le « Gabon immortel » (rêvé des aïeux) est appelé. Depuis l’indépendance, le reflet de cette époque du sacrifice est devenu inexplicablement inaudible à cause du présentisme de type ronsarien pour qui, le passé n’explique jamais le présent, quitte à formuler de nouvelles régences au nom d’une nouvelle divinité : l’intérêt individuel, le chacun pour soi…

L’histoire politique du Gabon avec ses folklores, ses espérances, ses excès et ses fausses perspectives permet une assertion difficilement réfutable : le pays vit à la lisière du cataclysmique préfiguré par les renoncements de toutes sortes accumulés depuis près de 5 siècles. Le peuple peut être pris pour le grand perdant au change, puisque « le miracle gabonais », fondé sur un certain nombre d’assertions subsumées : pays de paix où coule éternellement le miel, Eldorado équatorial, petite Suisse et nation en devenir, est devenu transparent. 

« Qui perd le Gabon perd l’Afrique ». Telle est le malheur géopolitique et l’ironie de l’histoire de ce pays, l’aune de la stabilité du Continent en dépit des fractures sociales qui viendraient à se signaler. Comment dans de telles conditions pouvait-on penser faire l’économie d’une bourrasque sociale ? Imperceptiblement, elle a tout emporté à son passage, même les rêves d’une jeunesse qui se distingue, malgré tout, par ses espérances, sa vision nouvelle du monde. L’histoire peut être appelée à travers l’engagement sacrificiel des jeunes Gabonais répondant à l’appel à la mobilisation lors des deux guerres mondiales. En se sacrifiant, ils pensaient offrir à leur peuple, à la future nation gabonaise, la possibilité de devenir citoyens français, avant l’autonomie, afin de mettre un terme au traitement barbare de la colonisation. Les Tambani, N’Tchoréré (après leurs ancêtres Emane Tolé, Bombè, Wongo…) ont payé le prix de l’honneur, l’impôt de sang, que chaque meurtrissure supplémentaire, notamment sur la jeunesse, l’avenir du pays, devient un insupportable flagrant déni. C’est pour cette raison que, sur la dépouille d’Omar Bongo Ondimba, ils avaient tissé, avec la Nation, un pacte de la paix post-mortem. Ils lui demandèrent, de là où il était, d’assurer, en leur faveur « la Paix jusqu’au bout » et la félicité sociale (le Gabon envié). On comprend donc pourquoi les sentiments d’une perte de valeur, du délitement du vivre ensemble ne peuvent être tus. D’où les prises de parole parfois excessives des uns et des autres dans l’espace public. Dans l’esprit du peuple acquis au progrès, il ne se susurre plus, il est tenu pour vrai le constat de l’essoufflement des principes d’un « Gabon immortel ». Quid de l’espérance d’une ré-fondation nationale (union nationale) portée par des exigences de valeurs universelles et de fraternité dans un monde où la justice prospérerait, là où la transparence gagnerait sur la gangue de la corruption, la liberté démocratique survolerait toutes les formes d’oppression. Il n’y a qu’une seule formule qui réconcilie les hommes : le dialogue des discursivités et des hommes d’un même pays. C’est en cela qu’il est fait allusion au bon côté du « doigt de Dieu » : « la force des choses », celle des idées nouvelles qui se sont propagées, imposées en chaque conscience, comme une traînée de poudre à la faveur d’un ferme engagement du peuple dans sa diversité et qui a fini par personnifier le rêve d’un Gabon prospère pour tous. Et maintenant, au soir de l’An 61 ? Quelle leçon tirer de notre passé ? Quel nouvel engagement prendre devant les ancêtres, les hommes et le Dieu d’Amour ? Excusons notre naïveté : nous gageons pour la réconciliation nationale. Il n’est jamais trop tard de bien faire ! Il faut avoir le courage de donner une chance à la raison émancipatrice, ravaler l’ivresse de l’action politique (parfois permissive, parfois excessive) pour, enfin, mettre la Nation à l’unissons de ses pères fondateurs d’hier et d’aujourd’hui.

Pr Jean-François Owaye

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